Herméneutique et phénoménologie : Le possible et le réel
Si cette voie n’est pas, pour P. Ricœur, celle de la phénoménologie, c’est que celle-ci a en partie reconduit selon lui l’ambition métaphysique d’un discours sans présupposition et d’un accès direct à l’être ou à la conscience. Plus clairement dirigée contre Husserl — et plus particulièrement encore contre l’idéalisme caractéristique de la période moyenne de la phénoménologie husserlienne —, cette critique implique moins l’abandon de la phénoménologie que la « greffe » de l’herméneutique sur la phénoménologie. Quand la méthode de « réduction » appliquée par Husserl à l’ensemble des œuvres de culture vise à mettre au jour un sol d’expérience qui leur préexiste et qui peut faire l’objet d’une description pure, elle suggère, au contraire, qu’il n’y a pas d’expérience qui ne soit médiatisée par des signes et qu’il n’y a pas non plus par conséquent de description de l’expérience qui n’en constitue aussi une interprétation et ne doive mobiliser consciemment pour ce faire toutes les ressources du langage et de la culture.
C’est la réduction phénoménologique qui avait d’abord ouvert à P. Ricœur toute la sphère de l’expérience pratique et lui avait permis d’en dégager l’essence du « décider », de la « motivation » et du « consentement » qui forment le premier volet de sa philosophie de la volonté. Par là aussi se trouvait introduite une anthropologie qui tirait, de l’enracinement du volontaire dans l’involontaire, l’idée d’un « homme faillible ». Mais cette réduction était présentée d’emblée comme une abstraction : celle précisément des conditions qui transforment une volonté finie en volonté mauvaise, et un homme capable en homme coupable. Une anthropologie phénoménologique dessine sans doute « la sphère neutre des possibilités les plus fondamentales de l’homme », mais elle laisse impensé le point où « la faiblesse constitutionnelle qui fait que le mal est possible » bascule dans le « surgissement » du mal effectivement réel, c’est d’un tel surgissement qu’il n’est plus d’expression qu’« indirecte » et « chiffrée ». S’il faut suivre l’itinéraire rigoureux qui, d’une phénoménologie de la volonté, conduit à une symbolique du mal, c’est pour franchir le fossé qui sépare encore des considérations générales sur la réalité humaine et sur la finitude de l’expérience singulière de la faute et du péché qui est l’objet propre de la morale et de la religion. La faute, sans doute, est une défaillance de la volonté, mais « il n’y a pas d’intelligibilité de principe de cette défaillance » ; c’est pourquoi elle reste « un corps étranger dans l’eidétique de l’homme». En parler comme d’un « saut », d’un « accident » ou d’une « chute », c’est prendre acte de ce défaut d’intelligibilité. C’est mesurer autrement dit, quels que soient les motifs qui psychologiquement l’expliquent et qui ontologiquement le rendent possible, l’absurdité du choix humain.P. Ricœur