Un monde en ordre : L'harmonie universelle
Dans la forme que lui donnera Leibniz, ce rapport de présupposition et de complémentarité est explicite. Si l’auteur des Essais de théodicée subordonne, en Dieu, la volonté à l’entendement, c’est pour montrer la « convenance » qui est entre les choses et faire voir la « liaison » qui est entre tous les temps et entre tous les lieux . Son but alors est d’éloigner les hommes des « fausses idées » qui leur représentent Dieu ou bien, à la manière de Spinoza, comme une Nature indifférente au sort de ses créatures, ou bien, à la manière de Descartes, comme un prince usant d’un pouvoir despotique. À égale distance d’un panthéisme qui soumettrait toutes choses à une nécessité absolue et ne laisserait aucune place au choix humain, et d’un volontarisme qui attribuerait à Dieu une liberté sans règle, il peut affirmer que, Dieu ne pouvant agir ni aveuglément ni par caprice, la permission du péché et de ses conséquences est liée avec le plan qui, de tous les plans conçus par l’entendement divin comme autant de mondes possibles, était « le plus digne d’être choisi » par lui. Ce plan ne fait pas, certes, un monde parfait : il en fait seulement le meilleur de ceux qui pouvaient exister. L’univers étant la réalisation d’une certaine combinaison de possibles, et tous les possibles n’étant pas compossibles, Dieu, bon logicien mais aussi gestionnaire avisé et esthète éclairé, a choisi la combinaison que son entendement lui présentait à la fois comme la plus simple et la plus riche, comme la mieux unie et la mieux diversifiée. Synthèse de l’un et du multiple : c’est ainsi qu’existe un ensemble qui, sans proportion, eût été livré au hasard et au chaos, mais qui, sans variété, eût ressemblé à la mort et à l’ennui. Platon, parmi les hypothèses examinées dans le Parménide, avait de même renvoyé dos à dos la multiplicité pure qui se dissout dans la dé-liaison, et l’identité pure qu’étouffe sa propre perfection. Les deux grands principes de la métaphysique leibnizienne de la nature — le principe de « continuité » et celui des « indiscernables » — évitent en se combinant ces deux écueils. Ils traduisent les deux principes qui se composent dans le choix divin compris comme le choix du meilleur. Lin tel choix tient P« harmonie » du monde à égale distance de la cacophonie et de l’unisson. Et, s’il introduit en elle
«quelques dissonances», c’est pour la rendre plus belle1‘. Pour justifier ces dissonances, il n’est besoin d’aucune raison particulière ; car Dieu « a soin de tout l’univers », dont « toutes les parties sont liées », et ne fait rien qui ne soit utile à cette fin.
Aussi le mal ne procède-t-il pas en Dieu, répétons le, d’une « volonté antécédente » mais d’une « volonté conséquente » : il ne suit pas d’un dessein particulier de Dieu mais des lois générales de l’existence, qui excluaient un monde sans péché et sans malheur. Dieu, ainsi, veut d’une volonté antécédente la liberté de l’homme — le péché n’en est qu’une conséquence.Il veut de même d’une volonté antécédente garder le corps en bonne santé et lui signaler les dangers qui le menacent — la douleur n’en est qu’une conséquence.
« Il serait absurde », écrit Spinoza, « qu’un cercle se plaignît du fait que Dieu ne lui .1 pas donné les propriétés de la sphère ou qu’un enfant qui souffre de la pierre, se plaignît de n’avoir pas reçu un corps sain » ; en effet, toutes choses exprimant Dieu sous un rapport déterminé, et les lois selon lesquelles Dieu agit ne se distinguant pas des lois éternelles de la nature, celle-ci est aussi parfaite qu’elle peut l’être et nulle chose ne peut être dite par elle-même mauvaise. Tel n’est pas exactement le point de vue de Leibniz, pour qui les « lois générales » ne suivent pas, encore une fois, d’une nécessité géométrique (bien mise en évidence, dans la lettre de Spinoza, par l’apposition des deux derniers exemples), mais d’une « nécessité morale » qui n’est nullement étrangère au sort de chacun, pour autant qu’il n’entre pas en contradiction avec l’intérêt supérieur du tout. Cette « heureuse nécessité » est la seule digne d’un Dieu sage ; comparable à l’action d’un souverain soucieux du bien commun, elle est très éloignée d’un agencement dont les lois, purement immanentes, témoigneraient d’abord de la souveraine indifférence de leur auteur au bien et au mal. Mais elle n’est pas moins éloignée d’un règne où Dieu, pour prévenir partout dans le monde les maux qui peuvent s’y produire, serait contraint « d’agir toujours extraordinairement », c’est-à-dire de renverser sans cesse par des miracles la liaison des choses.
Qu’aurait d’ailleurs à gagner l’homme dans un monde où le mal n’existerait pas ? Il perdrait, avec le mal moral, la liberté de faire des choix opposés ; et il se priverait, avec le mal physique, des suites heureuses que celui-ci réserve à ceux qui le subissent. S’il ne faut pas, en cédant aux égarement d’une imagination romanesque, regretter qu’un tel monde n’existe pas, c’est précisément parce que, l’univers étant « tout d’une pièce », comme un océan, « le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit », en sorte que, souvent, « un mal cause un bien » et deux maux même « un plus grand bien ». Tout vient à son heure à qui sait attendre !L’harmonie universelle