L'mpuissance de dieu : Ambiguité et limitation de la puissance divine
Ce renoncement n’est pas moins inévitable si l’on choisit la seconde des deux options ouvertes par le dilemme de Bayle : celle d’un Dieu impuissant. En quel sens, en effet, peut-on parler de la puissance de Dieu ? Comme le montre Scheler, si l’on entend par ce mot : « Dieu », une réalité purement spirituelle, et si l’on tient la « puissance » pour une force matérielle ou pour l’équivalent d’une force matérielle dotée d’une efficacité de type causal, alors il n’est pas possible d’attribuer à Dieu une quelconque puissance. L’idée même d’un Dieu créateur est donc contradictoire. Elle repose sur une erreur de catégorie aggravée par un usage illégitime du concept de causalité. A la conception étiologique qui domine l’histoire de la métaphysique, il faut substituer selon lui une conception téléologique seule compatible avec l’idée adéquate de la divinité. Dieu n’est pas la cause mais la fin de la nature ; il est l’autre nom d’une « idéation progressive » ou d’une « spiritualisation » croissante des forces obscures et de la poussée aveugle de la vie.
Cette position n’est pas isolée. C’est de manière indépendante que, dans d’autres traditions de pensée, l’impuissance est apparue tantôt comme un défaut, tantôt comme un attribut positif de la divinité. Lorsque Platon, ainsi, affirme, dans La République, que « Dieu, puisqu’il est bon, n’est pas la cause de tout » mais d’une petite partie de ce qui arrive aux hommes » et « ne l’est pas de la plus grande » car « nos biens sont moins nombreux que nos maux », il paraît limiter seulement en extension la puissance divine ; mais dans le Timée, il distingue encore, au sein même de cette puissance, entre l’action fabricatrice du Démiurge, et l’action tout idéale du Modèle intelligible qui lui sert de guide ; et l’on peut penser que le terme de puissance —comme celui de cause dont l’emploi est ici ambigu — ne s’applique proprement qu’à la première. Encore l’action du Démiurge est-elle moins créatrice qu ’ ordonnatrice, et voit-elle son propre pouvoir limité par la résistance et l’indétermination propres d’une matière préexistante.
L’« Idée du Bien » est le nom platonicien de la divinité ; d’elle il est dit qu’elle procure la vérité et l’intelligence » ; c’est à ce titre qu’elle peut servir de modèle à l’action du Démiurge ; mais elle se trouve dénuée de toute efficience propre ; aussi peut-on affirmer qu’au sens où l’entend Scheler, l’impuissance lui appartient mitant que la puissance— impuissance redoublée par l’écart séparant la perfection du modèle et l’imperfection de la copie.Ambiguité et limitation de la puissance divine