Le système et le scandale
Cette succession n’est pas sans évoquer, dans l’histoire même des idées philosophiques, celle de Hegel et de Kierkegaard : d’abord la philosophie comme système, ensuite la philosophie comme contestation du système et affirmation des droits de l’individu ; d’abord une philosophie qui tient le tout pour le vrai et voit dans nos manières subjectives de penser autant d’apparences figurant des moments du tout19, ensuite une philosophie qui tient la subjectivité pour la vérité et qui dénonce cette entreprise de totalisation elle-même comme une illusion. Mais l’on n’oppose pas tant ainsi deux philosophies, que l’on ne met en évidence le lien qui unit la philosophie à ce qui n’est pas elle. 1.’« Existant »,« Unique », l’« Instant », la « Décision », … : toutes les catégories que Kierkegaard substitue au mouvement à la fois progressif et circulaire de la logique spéculative de Hegel expriment cette ouverture de la philosophie sur une expérience qui la précède et sur une fin qui la déborde et la condamne a ce « paradoxe »: vouloir penser ce qu’elle-même ne peut penser.
Le paradoxe s’oppose à l’intelligence dans sa forme systématique. Cette opposition, sans doute, doit être elle-même comprise. Mais ne l’est elle pas mieux dans le paradoxe que dans le système ? N’appartient elle pas elle aussi à l’« histoire des figures de la conscience » et ne nous oblige-t-elle pas par conséquent à tenir la philosophie hégélienne pour un moment dé passable — et dépassé — de cette histoire ?
On s’en convaincra d’autant mieux que l’on verra, dans cet « amour malheureux de l’intelligence » qui s’efforce vainement de déterminer son objet, une manière de scandale.Car « tout scandale dans son dernier fond est une souffrance ». Ce qui se montre en lui est un mal qui force à penser mais qui ne donne par lui-même rien à penser. Quand Hegel affirme que « la conscience malheureuse est en soi déjà l’Esprit » et souffre d’abord de ne pas se savoir telle, Kierkegaard montre qu »un tel savoir, s’il réconcilie en effet l’Esprit avec lui-même, ne réconcilie pas pour autant
cette conscience avec elle-même. Cette réconciliation reste extérieure à son existence. Elle ne pourrait devenir sienne que par une décision qui dépend d’elle et qui la suppose capable de s’approprier concrètement le principe même qui commande l’Histoire universelle. Or une telle appropriation l’annulerait comme existence singulière. Aussi en est-elle essentiellement incapable. La seule décision qu’elle puisse prendre et qui s’accorde avec le mal dont elle souffre n’est pas une décision philosophique mais un acte de foi. C’est le fait d’une pensée qui a renoncé au savoir dans sa forme spéculative et dont la dernière catégorie est celle du « devant Dieu ». Au non-sens qu’est le mal, seule convient, dans l’individu lui-même, la « folie » d’une liberté qui fait le choix île Dieu et qui attend de lui qu’il réponde gratuitement à son appel.
Hegel appelle « subjectivisme pieux » cette figure de la conscience qui, dans son malheur, est entraînée à chercher au dehors de soi sa vérité et à concevoir celle-ci comme une autre conscience singulière. Il caractérise surtout ainsi — pour l’opposer à la conception stoïcienne de la sagesse — la ferveur chrétienne. Dans le stoïcisme, la pensée assure sa cohérence « en faisant abstraction de la singularité de l’existence » ; le christianisme, au contraire, « rapproche et tient ensemble la pure pensée et la singularité » ; mais « il ne s’est pas encore élevé à cette pensée pour laquelle la singularité de la conscience est réconciliée avec la pure pensée elle- même ». Ce que la conscience tient alors pour sa vérité ne l’est donc pas selon l’universalité du concept mais selon la particularité de la vie individuelle : c’est sa propre réalité « disjointe » et projetée dans un « au-delà inaccessible ». Aussi la suppression de son malheur reste-t-elle pour elle-même un au delà. Elle ne peut l’attendre que d’un Autre absolu à qui elle se découvre liée par l’espérance et par une sorte de « nostalgie sans lin ». Tel est le Dieu transcendant et personnel de la religion. Il correspond seulement, pour Hegel, à une étape de la formation de la conscience qui n’est pas encore parvenue à réconcilier en elle l’individuel et l’universel. De cette réconciliation, la religion tout entière n’est donc que la pensée opaque et «informe». La conscience, dans sa ferveur, y tend, sans cependant « parvenir au concept » qui lui en révélerait « l’unique modalité objective ». C’est pourquoi elle demeure séparée de sa vérité. Pour Kierkegaard, au contraire, cette incapacité de la conscience religieuse à concevoir clairement et distinctement son objet a elle-même une signification positive. Elle est la preuve même de son adéquation à la conscience malheureuse qu’elle ne cesse pas d’être et dont elle exprime et assume ainsi la vérité propre. C’est pourquoi la religion n’est pas pour lui, connue pour Hegel, une introduction à la philosophie, mais la philosophie au contraire une préface à la religion.Hegel et de Kierkegaard