Le retour de la preuve ontologique
De l’importance de la logique pour le philosophe, on s’aperçoit mieux encore si l’on met en relation certaines questions de philosophie de la logique avec des questions philosophiques traditionnelles. Voici un exemple quelque peu développé. Reprenons l’une des questions de logique philosophique déjà abordée: «exister», est-ce un prédicat? Dans l’histoire de la philosophie, on la rencontre quand il s’agit de discuter l’argument ontologique, au sujet de l’existence de Dieu. Chez saint Anselme, au XIe siècle, dans son Prolongions (chap. Il), l’argument prend la forme suivante :
Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être pensé. Est ce qu’une telle nature n’existe pas, parce que l’insensé a dit en son cœur: Dieu n’existe pas? Mais du moins cet insensé, en entendant ce que je dis : quelque chose de tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, comprend ce qu’il entend; et ce qu’il comprend est dans son intelligence, même s’il ne comprend pas que cette chose existe. Autre chose est d’être dans l’intelligence, autre chose exister. […] Et certes l’Être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé, ne peut être dans la seule intelligence ; même, en effet, s’il est dans la seule intelligence, on peut imaginer un être comme lui qui existe aussi dans la réalité et qui est donc plus grand que lui. Si donc il était dans la seule intelligence, l’être qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé serait tel que quelque chose de plus grand pût être pensé.
On trouve des critiques de cet argument chez saint Thomas ou Kant. Il a été repris à sa façon par Descartes (en termes de « perfection ») dans la Cinquième Méditation. Il ne s’agit pas ici de le défendre ou de le critiquer, mais simplement d’illustrer comment la logique contemporaine, en l’occurrence la logique modale, et même plus particulièrement un système de logique modale appelé S5, a permis de le reformuler. L’auteur de cette reformulation, le philosophe américain Alvin Plantinga pense qu’elle permet une « compréhension plus claire » de l’argument, et « qu’au moins l’une de ses versions est fondée » (1974, p. 197).
L’argument recourt à ce qu’on appelle la sémantique des mondes possibles, liée à la logique modale (qui porte sur la nécessité et la possibilité). Un monde possible se distingue du monde actuel par une différence plus ou moins importante. Mais le monde actuel est un monde possible, considéré depuis un monde possible qui est l’actuel. Par exemple, il existe un monde possible dans lequel, au lieu de lire ces lignes, vous regardez la télévision. La question se pose de savoir quelle relation vous entretenez avec votre contrepartie, celle qui, dans ce monde possible, regarde la télévision. Cette question a préoccupé beaucoup de métaphysiciens et de logiciens, mais ce n’est pas celle qui nous intéresse ici. La question se pose aussi de savoir si ces mondes possibles sont réels, comme le pense David Lewis (2007), mais, là encore, ce n’est pas ici notre problème. En revanche, il faut savoir que « nécessaire » signifie « vrai dans tous les mondes possibles». À cette base de sémantique modale,
Plantinga ajoute des définitions :
– Une entité possède une « excellence maximale » si et seulement si elle est toute-puissante, omnisciente et moralement parfaite.
– Une entité possède une « grandeur maximale » si elle possède une excellence maximale dans tous les mondes possibles, autrement dit si elle existe nécessairement et qu’elle est nécessairement d’une excellence maximale.
L’argument de Plantinga tient en grande partie à ces deux présupposés :
1. Ce qui est nécessaire ou impossible ne varie pas d’un monde à l’autre ;
2. Le rejet de l’itération des modalités.
Soit les énoncés de la forme :
(*) Il est possible qu’il soit nécessaire qu’il soit possible que P.
Quand on rejette l’itération des modalités, on réduit ces énoncés modaux complexes à des énoncés modaux simples : (*) devient « Il est possible que p » – tout comme « Il est possible qu’il soit possible qu’il soit possible qu’il soit nécessaire que p» deviendra «Il est nécessaire que p». Comme le fait remarquer Arthur Prior, « dans S5, toutes les modalités itérées son équivalentes à des modalités non itérées » (1962, p. 200). Or, S5 est le système utilisé par Plantinga. Finalement, le succès tout relatif de Plantinga revient à montrer que l’existence de Dieu est nécessaire si elle est possible. Plantinga démontre que la possibilité de Dieu rendrait nécessaire son actualité, pour autant que l’on se situe dans ce système de logique modale qu’est S5. Il resterait encore à justifier, dans le cadre d’un argument ontologique, l’emploi de ce système-là de logique modale, plutôt que d’un autre qui ne permettrait pas de tirer la même conclusion. De plus, difficulté supplémentaire, et de taille, quand bien même on accepterait le système S5, qu’est-ce qui oblige à accepter la prémisse (3)? (voir Mackie, 1982).
Le résultat du raisonnement compris dans (1)-(9) n’est-il pas bien faible? Et pourquoi apprendre la logique modale si c’est pour faire finalement le constat que la reformulation contemporaine d’un argument auquel personne ne semble croire de toute façon est faible? Dans l’histoire de la philosophie, n’est-on pas déjà depuis longtemps parvenu à ce résultat, avec Kant par exemple ?
De plus, un étudiant en philosophie pourrait dire: «On sait depuis Nietzsche, Freud et Marx ce que sont réellement les croyances religieuses, des illusions ! On voit bien à quoi sert la logique en philosophie, à redonner un semblant de vie aux thèses métaphysiques, comme si l’apport de la philosophie des Lumières n’avait pas consisté à nous y faire renoncer. Et puis, des philosophes postmodernes ont bien montré que toute cette métaphysique était un oubli de l’Être (Heidegger) ou une forme de logocentrisme (Derrida). Bref, ce n’est pas votre présentation de cet argument ontologique de Plantinga qui va me conduire à faire de la logique. Ah, ça non ! Ce serait plutôt le contraire. En plus, je n’ai rien compris à tous ces W, 1/1/*, E, P, et autres formulations logiques. Cela masque mal l’absence de philosophie authentique et la carence de toute pensée créatrice. » Que dire à cet étudiant? Je rends les armes. Rien n’y fait… Essayons tout de même de tirer une conclusion de ma tentative, vaine, je le confesse, de convaincre cet étudiant en philosophie de prendre au sérieux la logique. Savoir que l’argument ontologique fonctionne pour peu qu’on accepte tels ou tels présupposés logiques, comment peut-on contester qu’il s’agisse d’une remarquable clarification philosophique ? Exactement ce dont un philosophe doit se réjouir.
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