Le rationalisme en politique : le pacte social
En approfondissant encore les rapports entre le droit et la force, nous tombons sur la contradiction fondamentale dont le dépassement permettra de résoudre le problème de la légitimité de l’autorité.
Cette contradiction peut s’exprimer de la façon suivante : la force contraint mais n’oblige pas. Or, par définition, une autorité, pour être légitime, ne peut s’exercer qu’en termes de droits, devoirs et obligations, et non pas en termes de contraintes.
Dépasser la contradiction entre « contraintes » et « obligations » suppose alors de réfléchir sur les principes du Droit, ce que fait Rousseau dans Du Contrat Social.
Rousseau est l’un des premiers à comprendre l’importance de la liberté comme fondement de l’obéissance en affirmant qu’une obéissance légitime est d’abord une obéissance volontaire et rationnellement consentie. Pour Hobbes et bien d’autres, la liberté de l’homme était toujours décrite comme un danger pour la vie en société et accusée d’être la cause de la plupart des désordres et des conflits. À l’inverse, Rousseau donne à la liberté toute sa place et sa valeur dans la vie sociale en montrant que ce sont les contraintes imposées par une autorité illégitime qui empêchent les hommes de vivre ensemble et en sécurité.
Qu’est ce qu’une autorité illégitime ? C’est une autorité qui se fonde uniquement sur la force en tentant de la confondre avec le droit. Mais le droit ne peut se fonder sur une telle logique car il doit obliger et non contraindre. Une obligation est en rapport avec une loi qui détermine une façon d’être d’un point de vue qualitatif. Confondre la force et le droit revient à confondre du quantitatif avec du qualitatif, du physique avec du rationnel ; et, à essayer, comme le loup de la fable, de justifier l’exercice brutal de la force alors que la force contrairement au droit n’a pas besoin de justification, mais en même temps n’oblige à rien.
Alors que la plupart pensaient qu’il fallait ôter aux hommes leur liberté pour les faire vivre en sécurité, Rousseau essaye de concilier liberté et sécurité en ne fondant plus le droit sur la force mais en garantissant le droit de chacun à vivre libre et en sécurité par la force de tous – tel est le Pacte Social.
Rousseau, Du Contrat Social, Livre I, Chapitre 6, Le pacte social, 1762
« Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être.
Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs : mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes :
‘Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont e contrat social donne la solution. »
Le texte s’ouvre de façon dramatique sur le spectacle d’une humanité en péril. Un danger menace qui la contraint à changer ou mourir. Pour «caeux comprendre la nature de ce danger, il faut s’interroger sur ce qui caractérise « l’état de nature » et « le genre humain ».
L’humanité, pour Rousseau, se définit essentiellement par la liberté : à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme ». Il n’y a donc pas plus grand péril pour les hommes que l’esclavage et la soumission. «Esens c les obstacles qui nuisent à leur conservation » ne renvoient pas alors à des contraintes naturelles (comme le froid, la faim, etc.) mais à cette contrainte dont nous avons déjà dénoncé l’illégitimité : l’exercice brutal de la force ou de la violence.
Le pire pour la majorité des hommes consiste à céder à la force, à la laisser se confondre avec le droit, et à perdre dans cette soumission le désir de s’en sortir. Ce péril représente toutes les formes d’asservissement d’un peuple par un tyran, un dictateur ou un monarque faisant passer son pouvoir pour absolu ou divin. Et toutes ces formes de pouvoir totalitaire maintiennent l’homme à « l’état de nature » qui ne désigne pas ici un « âge d’or » où il pouvait vivre dans l’innocence, mais un état sans légitimité, un état non civilisé où n’est pas garantie la liberté de chacun et où régnent comme seules lois celles de la force, de la terreur et du « chacun pour soi ». Passer de l’état de nature à l’état civil suppose alors d’unir ses forces contre le tyran. En théorie, une telle union constitue un peuple ; en pratique un tel acte se nomme révolution ; et dans tous les cas il s’agit, pour être humain, de vivre libre ou mourir. Par cet acte et cette union, les rapports entre le droit et la force s’inverse : À la force brutale du tyran qui imposait contrainte et soumission s’oppose à présent la force commune qui garantit la liberté de chacun. Et au droit du plus fort s’oppose alors la force du Droit.
Étudions pour finir les effets de cette union et voyons en quel sens elle rend l’autorité de l’État légitime. Il y a deux façons de se rassembler : soit sous la contrainte d’une force extérieure, soit volontairement et dans son propre intérêt. Dans le premier cas se forme une agrégation ; dans le second cas, se constitue une association. Passer de l’état de nature à l’état civil ou à l’État Souverain consiste justement à transformer l’agrégation en association, en remplaçant le « chacun pour soi » par le « tous pour un », ce qui suppose de tous regrouper nos forces sous un seul mobile : l’intérêt commun.
Cette communauté d’intérêt apparaît dans la détresse et la haine au moment où chacun s’aperçoit en même temps que les autres que la domination et la servitude ne sont plus supportables. Alors et alors seulement le « chacun pour soi » se transforme en « tous pour un », puisqu’à ce moment rare et précis, chacun veut la même chose que sor. voisin : la liberté et la sécurité.
Et ce désir partagé de liberté rend les hommes à la fois fraternels et égaux Fraternels puisque chacun devient mon allié dans le combat ; égaux, puisque dans la haine comme dans la détresse, les hommes ne se définissent plus par rapport à leurs origines ou leurs statuts mais par un but commun.
Et dans la communauté ainsi formée se trouve confondue la volonté de chacun avec la volonté générale. La volonté générale n’est pas formée par la somme des volontés particulières, mais par ce qu’il y a de commun à l’ensemble des volontés : le désir de vivre libre et en sécurité.
Dès lors, la liberté, bien loin d’être menacée par cette association, se voit garantie par la force de tous ses membres. Car, en effet, chacun joue dans cette association deux rôles à la fois. En tant qu’adhérent, chaque homme met sa force au service du groupe, et perd par cela même sa liberté naturelle. Mais, en tant que membre, chaque homme se voit garanti par la force de tous l’usage de la liberté civile. Et contre l’unité et la force de tout un peuple, la violence et la brutalité de quelques-uns, dictateurs, monarques ou tyrans, ne peuvent plus rien. Et c’est pour conserver en toute sécurité ma liberté civile que je décide volontairement d’obéir à l’État ainsi formé.
Du Contrat Social, Livre I, Chapitre 6, Rousseau, 1762
LE PACTE SOCIAL (suite et fin)
« Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.
À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres « Etat » quand il est passif, « Souverain » quand il est actif, « Puissance » en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de « Peuple », et s’appellent en particuliers « citoyens » comme participants à l’autorité souveraine, et « sujets » comme soumis aux lois de l’Etat. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision. »
Vidéo : Le rationalisme en politique : le pacte social
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