Le mythe de la chute et la fiction d'un homme innocement : Interprétation littérale et interprétation libérale du péché
écrit le: 23 janvier 2015 par admin modifié le 22 décembre 2020
Mais ne perd-elle pas par là même la fonction que la théodicée assignait à la doctrine du péché ? Ne rend elle pas plus difficile encore, autrement dit, la réduction de la souffrance à la faute ? L’exemple crucial de la souffrance des enfants le montre : s’il est impossible de comprendre pourquoi un enfant doit souffrir pour une faute qu’un autre a commise, il est plus impossible encore de comprendre pourquoi un enfant doit souffrir pour une faute que personne n’a commise. On a le choix entre une interprétation littérale que mine la contradiction d’une faute héréditaire et une interprétation libérale que l’individualisation du péché rend incapable de fournir une raison de ce que l’on doit bien pourtant continuer d’appeler le malheur innocent.
On semble échapper à ce dilemme si l’on remarque, à la suite de saint Paul, que l’aveu du péché ne peut être séparé, dans l’ensemble du corpus biblique, de l’espoir du salut, et que l’« abondance » de l’un suscite la « surabondance » de l’autre. Pour Ezechiel, déjà, le péché n’est que la condition négative e qui ouvre à 1’individu l’accès à l’humanité et à son but : l’individu délivré du péché ; aussi celui ci doit- il être pour lui « une nouvelle lumière » et s’intégrer à une économie non de la dette mais de la rédemption. Selon cette interprétation prospective et non plus rétrospective du commencement, seule est pertinente la polarité du péché et de la rédemption — le premier n’étant alors pour ainsi dire que l’occasion de la manifestation de la seconde. Sa théorie du « corps spirituel » —c’est-à-dire du corps promis à la résurrection et distingué ainsi du « corps animal » qui est celui de l’homme dans son état premier — montre que cette polarité n’est pas entièrement étrangère à saint Augustin ; elle l’amène à dire que l’homme perdu par le péché puis sauvé par le don de Dieu ne sera plus, comme Adam, assujetti à la pesanteur et à la corruption de la vie terrestre, mais « vivifié par l’esprit » et revêtu ainsi du privilège de la seule immortalité véritable45. Si la souffrance et la mort sont le « salaire du péché », le péché seul, paradoxalement, donne accès à la béatitude et à la vie éternelle. Mais cette interprétation n’élimine pas la difficulté principale : pourquoi devrait-on, pour être sauvé, avoir été d’abord châtié ? et, si disproportion entre le péché de l’homme et la grâce de Dieu il y a, la même disproportion n’existe-t-elle pas d’abord entre le péché de l’homme et le châtiment de Dieu ?
Dans cette perspective, d’ailleurs, le péché ne s’oppose pas à la vertu mais à la foi. Il nous empêche de croire que l’on soit coupable devant Dieu comme on l’est devant les hommes. Dans la catégorie du « devant Dieu », bien des commentateurs n’ont pas vu par hasard, à la suite de Kierkegaard, la preuve de l’incommensurabilité de la notion religieuse de péché et de la notion éthique et juridique de faute. Pourquoi l’invention du péché aurait-elle était nécessaire, si l’homme avait été coupable devant Dieu comme il l’est devant les hommes ? On peut penser même, dans une perspective phénoménologique qu’il n’est pas encore temps de privilégier, que l’excès du péché sur la faute « répond » pour ainsi dire à l’excès d’une expérience qui trouve en lui son expression et qui n’est autre que la souffrance. Le texte de Genèse, sur le péché originel est aussi —et sans doute d’abord — un « discours de la souffrance » où la souffrance elle-même parle et cherche son sens. Mais, si la souffrance trouve en lui son expression, elle ne saurait trouver aussi en lui sa justification. Affirmer l’incommensurabilité du péché et de la faute, c’est formuler une nouvelle objection contre une théologie morale qui est précisément celle que met en œuvre la théodicée lorsqu’elle privilégie l’interprétation littérale des textes et tient la souffrance pour la punition d’une action coupable. Le discours sur le péché est aussi un discours sur la souffrance — mais sur une souffrance irréductible à la faute.
On pourrait, il est vrai, pour sauver la théodicée, renoncer à l’approfondissement philosophique et religieux de la notion de péché et lui préférer cette interprétation littérale. C’est cependant cette interprétation qui s’offre aux objections les plus graves. Interpétation littérale et interprétation libérale du péché