Le dilemme de bayle : choix humain et prescience divine
« Funeste présent », écrit Bayle à propos du libre arbitre en réponse à ceux qui verraient en lui l’unique cause du mal et qui ne trouveraient ainsi pas d’autre moyen , pour innocenter Dieu, que d’accuser l’homme’1 . Dieu, disent-ils, a donné à l’homme le pouvoir de choisir sa conduite ; l’homme a abusé de ce pouvoir et ‘.’est jeté lui-même dans le malheur ; on peut sans doute le déplorer mais non h piocher à Dieu d’avoir fait l’homme libre ; car la liberté elle-même est un bien ; elle est même aux yeux des hommes le plus grand des biens ; c’est en les en privant, p.h conséquent, que Dieu aurait mal fait. Mais Dieu n’ignorait pas que l’homme devait pécher ; il n’ignorait pas non plus les suites du péché. N’est il pas alors tomme « une mère qui, sachant certainement que sa fille donnerait son pucelage, si en tel lieu et à telle heure elle était sollicitée par un tel, ménagerait l’entrevue et y mènerait sa fille, et la laisserait là sur sa bonne foi » ? Et le choix de l’homme n’est il pas aussi dans ce cas le choix de Dieu ?
On peut préférer nier, certes, la prescience divine ; c’est ce que fait Socin contre Augustin : Dieu, dit il, ne saurait prévoir, justement parce qu’elles sont libres, les actions de ses créatures. Mais, outre qu’il a tort de croire que la prescience divine s’oppose à la liberté — et confonde alors prescience et prédétermination —, il ne peut nier que Dieu connaissait la faiblesse de sa créature et pouvait prévoir au moins que le risque était plus grand qu’elle désobéisse plutôt qu’elle n’obéisse. Un monarque qui institue des lois contre le crime et qui ne fait rien pour qu’elles ne soient pas violées, même s’il ne sait pas avec certitude qu’elles le seront, se rend pour le moins coupable de négligence.
C ‘eux qui admettent la prescience divine croient, eux, pouvoir se tirer d’affaire en distinguant, en Dieu lui-même, la volonté et la permission. Saint Augustin, commentant l’acte par lequel Dieu « sépare la lumière des ténèbres », affirme que la lumière seule plait au Créateur mais que pour les ténèbres, « il les ordonne mais ne les approuve pas ». Aussi saint Thomas croit-il pouvoir écrire de même que Dieu ne « veut » pas mais « veut permettre » que les maux aient lieu et que « cela est bon ». Leibniz prétend à son tour que Dieu a moins voulu le péché qu’il ne l’a permis, et qu’il ne l’a permis que parce qu’il était meilleur à ses veux que l’homme péchât, nonobstant les désagréments qui devaient en résulter. Comme l’auteur du De Malo, il distingue, pour le montrer, entre une volonté « antécédente » et une volonté « conséquente » : l’une tend à tout bien en tant que bien et considère chacun à part ; elle signifie que Dieu incline à sauver tous les hommes, à exclure le péché et à empêcher la damnation ; l’autre tend au meilleur compris comme le plus grand bien compatible avec les maux qui ne pouvaient pas manquer d’exister dans le monde créé ; comme l’implique, en mécanique, la loi de composition des mouvements, elle est la résultante des tendances opposées qui s’affrontent dans celui-ci et qu’elle fait concourir dans un même but. Ainsi le mal ne suit pas d’un dessein particulier de Dieu (d’une volonté antécédente) mais des lois générales de l’univers, auxquelles, bien qu’elles fussent issues de son entendement, il ne pouvait pas déroger (volonté conséquente). En remarquant, à propos du choix divin : « après avoir tout comparé, il a cru devoir permettre le péché»,Malebranche, bien qu’en d’autres ternies, ne dit pas autre chose. Il précise tout au plus que, si l’ouvrage réparé par Dieu est meilleur que son ouvrage fait à neuf, c’est avant tout parce que le péché implique la liberté et que « Dieu a voulu que nous fussions libres ». Quant aux suites du péché — c’est-à-dire aux peines subies par les hommes —, tous deux s’accordent à dire qu’elles ont été voulues par Dieu comme un moyen propre à la fois à éviter de plus grands maux et à mieux goûter le bien. Si le mal moral n’a pas été à proprement parler voulu par Dieu, le mal physique ne l’a été, lui, qu’indirectement.Bayle