La souffrance originaire : Critique du dualisme
Mais la recherche objective de la cause du mal n ’est pas la description du mal lui- même. Une distinction scientifiquement utile n’en est pas moins phénoménologie que ment incertaine. Multiple par ses causes, la souffrance est une par sa nature. Cette troisième raison, pas plus que les deux autres, ne suffit à fonder, entre la douleur et la souffrance, une différence que l’on a de meilleures raisons de rejeter.
La douleur, en tant qu’elle est une expérience faite par une personne humaine singulière, n’est-elle pas toujours aussi une souffrance? Et cette souffrance, bien qu’elle s’exprime de manière psychique ou somatique et paraisse dépendre par privilège de facteurs relevant de l’un ou de l’autre de ces registres, ne suppose- t-elle pas plus fondamentalement leur indivision dans l’unité que nous formons avec le monde et avec nous-mêmes? D’ailleurs le corps qui souffre lorsque je dis «je souffre » est il seulement l’organisme? Qu’y a-t-il de commun entre les montages anatomiques et le calibre des libres qui assurent la transmission du « message nociceptif » de l’épiderme à la corne postérieure de la moelle épinière, et ce que chacun de nous connaît sous le nom de douleur? Les douleurs qui résultent lie lésions du système nerveux central et que l’on peut dire au sens strict neurogenèse soulèvent la même question. I.homme souffre et ou le cerveau. Il v a sans doute un rapport entre les millions d’impulsions électriques qui se succèdent à cadence rapide sur le réseau nerveux ascendant pour aboutir généralement à l’encéphale, et les manifestations psychiques qui leur correspondent dans notre personne, mais s’agit il d’un rapport de cause à effet et, si c’est le cas, est-on bien sûr de savoir où est la cause et où l’effet? Parler d’une causalité circulaire qui ferait de ces manifestations des manifestations de notre personne autant que des conditions matérielles dont elles dépendent ne nous avant cerait pas davantage. Car on ne dépasserait pas alors un dualisme qui est la source de toutes les difficultés et qui nous condamnerait à invoquer, pour expliquer la douleur ressentie, des « facteurs psychologiques » s’ajoutant aux états physiologiques que le scientifique décrit et mesure et dont nul ne voit comment ils peinent opérer de concert avec ces derniers.
S’il distingue d’abord, dans le Philèbe, entre les « affections du corps » et les « affections de l’âme », et paraît opposer ainsi deux espèces de douleurs, Platon décrit ensuite « un ébranlement qui émeut [le corps et l’âme | respectivement et conjointement » et qui est tel que l’« on souffre une double douleur » : « dans le corps par l’impression actuelle », dans l’âme par la mémoire et par l’anticipation. A vrai dire, toute douleur est double. Car une sensation qui affecterait le corps mais non l’âme resterait étrangère à elle-même; elle serait bien plutôt « absence de sensation ». Ajoutons que, si double est le mal, double est aussi son origine : la douleur s’augmente des émotions suscitées par l’idée qu’en forme l’esprit dans le souvenir ou dans l’attente et par l’effort impuissant qu’il déploie pour lui donner sens. Montaigne en fait la remarque : « Qui craint de souffrir souffre déjà de ce qu’il craint ». La relation qui unit l’homme à lui-même n’est ni celle qui unit un organisme à des stimulations physiques et chimiques, ni celle qui unit un organisme et un psychisme entendus comme des réalités indépendantes. Plus que l’« union île l’âme et du corps », c’est alors la signification même de ce dernier terme qui devient problématique.Critique du dualisme