La crise de la symbolisation : L'homme de l'instant
Qu’il s’agisse de la souffrance ou de la violence, la crise de la raison spéculative n’est d’ailleurs aujourd’hui qu’un aspect de la crise de la symbolisation qui affecte en profondeur les conditions mêmes de la vie humaine et dont témoigne précisément l’effondrement des grands mythes fondateurs de notre culture. Une théorisation post-métaphysique ayant pris la mesure de tous les « cataclysmes du siècle » resterait donc insuffisante, qui ne donnerait pas au mal lui- même le sens d’une « désymbolisation » menaçant l’aptitude même de l’homme à interpréter ses états et ses conduites et à les intégrer à l’unité d’une vie signifiante.
Dé symbolisation ? On pourra dire aussi bien : déshumanisation. Quelles que soient ses figures particulières, quel que soit aussi le système de référence particulier dans lequel s’élaborent ces figures, le mal est, à un degré ou à un autre, destruction de la capacité proprement humaine de continuer l’œuvre de culture avec laquelle se confond concrètement pour lui cette autre capacité : celle de donner sens. Il ne mérite jamais autant son nom que lorsqu’il coupe la conscience de tous les héritages sur lesquels se fondent les tentatives que fait celle-ci non seulement pour justifier mais encore pour comprendre. La rupture du pacte symbolique qui donne à chacun sa place dans un monde qu’il partage avec d’autres et où il devient le sujet de sa propre vie est alors Y interruption du temps qui donne à cette vie un avenir et à ce monde une histoire comprise non, peut-être, comme l’assurance, mais comme la chance d’une amélioration que viserait une conscience partagée entre repentir et espérance. Il est l’instant où s’inversent tous les processus et se délitent toutes les structures qui soutiennent l’effort accompli par la personne pour construire sa vie et pour inscrire celle-ci dans une trajectoire cohérente.
Dans cet instant en dehors duquel plus rien n’existe se peuvent également une violence sans projet ni regret et une souffrance sans raison ni recours.La personne s’y réduit à un individu qui ne connaît que lui-même et à qui alternativement tout est possible et rien n’est possible. Il n’y a pas de milieu, pour un tel individu, entre tout et rien. Le même qui ose tout et risque tout, préfère n’être pas que d’être à moitié. La recherche de l’intensité maximale, lorsqu’elle a échoué, ne laisse subsister en lui que le vide où s’alimentent sa dépression et son désespoir. Sa vie elle-même lui apparaît alors comme une sorte de mort ; elle ne vaut dans son entier que ce que vaut l’instant où tout commence et où tout finit, où tout s’éprouve et où rien n’est accompli. A la continuation d’une histoire commune s’oppose la succession discontinue des sensations et des émotions qui le tiennent à l’écart des autres et de lui-même. Il n’y a, pour lui, ni avant ni après. Il ne s’inquiète de savoir ni d’où il vient ni où il va. Aussi lui importe-t-il aussi peu d’être tué que de tuer. S’il vit encore, c’est qu’il a calculé ses chances de jouir encore. S’il doit souffrir, toujours donc il préférera mourir. Le long chemin que le symbole invite l’homme à refaire en direction d’un monde qui lui préexiste et qui se trouve en lui condensé et rendu présent, il l’ignore.La crise de la symbolisation