Herméneutique et phénoménologie : Muthos et logos
Des limites d’une métaphysique du mal, on l’a dit, le recours au mythe, au sein même de cette métaphysique, est l’aveu. Invention d’une histoire qui relaie l’argumentation et fait reculer le point où la pensée du mal bascule dans le silence, elle sanctionne en retour l’impuissance de cette argumentation à se constituer en système et à se refermer sur son objet. La rationalisation augustinienne du « péché originel » a de ce point de vue une valeur exemplaire : commune à toutes les grandes synthèses conceptuelles appliquées au problème du mal, elle montre la persistance, dans ces dernières, d’éléments narratifs qui en dénoncent l’ambition théorique et qui témoignent plus généralement de l’antique ancrage du logos dans le muthos.
Non que le mythe ne nourrisse la même ambition : sa fonction est précisément d’intégrer une expérience humaine discordante et dispersée dans un récit dont la portée cosmique est par elle-même source de sens ; « récit traditionnel portant sur des événements arrivés à l’origine des temps et destiné à fonder toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se comprend lui-même dans son monde », il relève davantage de la pensée rationnelle que de la pensée magique ; en lui, le mal trouve une origine et une explication. Cependant cette explication correspond à un niveau de rationalisation inférieur à celui auquel prétendent les théories métaphysiques. En outre, le mythe a perdu pour nous son pouvoir explicatif. Seule subsiste sa fonction exploratoire. A mi chemin d’une expérience chaotique et d’un discours trop pressé d’appliquer à celle-ci l’ordre de ses raisons, il reste à nos veux le premier langage que se donne l’homme en proie au mal pour échapper à la folie et au non-sens. C’est une interprétation de Inexpérience qui suscite elle-même Y interprétation seconde du philosophe et qui ouvre des chemins de pensée que celui-ci ne pourrait pas suivre, s’il n’était fidèle à la fois au sens des symboles et à l’exigence qui le définit et qui est de réfléchir et de comprendre.
Sous ce mot repris de la troisième Critique kantienne : « le symbole donne à penser », P. Ricœur place précisément le programme d’une philosophie appliquée à des objets irreprésentables, c’est-à-dire à des objets que leur essence propre soustrait au concept et à l’intuition. A l’inverse d’un langage théorique exposé au péril de la généralité et de l’objectivation, le langage symbolique a le pouvoir d’exprimer, à fleur d’expérience, des significations qui demeureraient sans lui captives de l’émotion et du sentiment. Désertification de ce qui s’offre d’abord à l’expérience comme un événement singulier, il donne, comme l’écrit aussi Paraison, « une figure à l’invisible et une voix à l’indicible1 ». Abîmes vertigineux, hauteurs incommensurables, espaces illimités, instant éternel : tout cela est à la portée du symbole en vertu de son pouvoir propre non, comme le concept, de se refermer sur une signification disponible, mais d’ouvrir au-devant de lui un horizon inépuisable. La démesure de l’expérience s’accorde, dans le symbole lui-même, avec la démesure d’un sens qu’augmentent indéfiniment les interprétations qu’il favorise et qui en prouvent la fécondité. A une disproportion donnée dans les choses, correspond la disproportion interne du symbole et les ressources qu’il offre à une réflexion qui a renoncé à prendre son point de départ en elle-même.Muthos et logos