Clarté et profondeur
Argumentative, la philosophie analytique se veut claire, précise et minutieuse. Un argument est une suite de propositions (prémisses) s’enchaînant logiquement pour aboutir à une conclusion. Mais pourquoi la philosophie devrait-elle être argumenta- live, claire, précise et minutieuse? Sa valeur ne tient-elle pas plutôt à sa profondeur?
L’exigence de clarté, de précision et de minutie
Si les prémisses manquent de clarté – au point qu’on ne sache pas ce qu’elles veulent dire – le contrôle de l’argument devient difficile ou impossible. L’argumentation permet ainsi de diminuer le caractère potentiellement «sophistique» de la philosophie. Un certain usage du langage peut en effet donner l’impression qu’on raisonne, alors qu’on joue simplement sur le, mots, en utilisant une rhétorique philosophique. Sous le discours, philosophique, un charlatan peut se cacher. En général, il se concentrera sur l’éthique et la politique, sujets sur lesquels nous sommes les plus prompts à nous laisser persuader par des faux- semblants, pour peu qu’ils nous plaisent, nous flattent, nous enthousiasment. Aux dires de Platon, les sophistes de l’Antiquité défendaient des conceptions relativistes en morale et établissaient pour cela des raisonnements, qui s’avéraient parfois discutables. En revanche, les sophistes contemporains vont souvent jusqu’à prétendre que la philosophie ne doit pas être argumentative. Pour eux, elle doit donner à penser par un discours plus suggestif que rigoureux et précis, voire seulement par des incantations verbales.
La précision des thèses soutenues et de l’enchaînement des affirmations assure aussi la possibilité de contrôler l’argument. Souvent, en philosophie (et ailleurs), il est difficile de déterminer si ce qui est soutenu est vrai ou faux, tout simplement parce que les affirmations ne sont pas suffisamment précises pour qu’on puisse s’assurer de ce qui est dit. La décomposition des éléments de la réflexion philosophique à des fins de clarté et de précision, c’est la minutie. Elle est efficace quand on cherche avant tout à déterminer la valeur d’un argument ou d’une définition. Prenons un exemple. En épistémologie, les philosophes analytiques ont été pendant plusieurs années conduits à réfléchir à une définition de la connaissance.
L’avantage de la minutie est net. En décomposant la définition en éléments, on obtient, ici comme souvent, des conditions nécessaires et qui, ensemble, sont supposées être suffisantes. On parvient alors ou non à trouver des contre-exemples. Les trois militions (a), (b), (c) suffisent-elles à définir la connaissance ?
Que peut-on attendre de la philosophie ?
clarté, précision et minutie n’entraînent-elles pas une étroitesse des problématiques, caractéristique de la philosophie analytique Le philosophe continental offre plus volontiers des perspectives globales, des visions de l’existence et du monde. Il ne cherche pas à garantir chacune de ses affirmations par la clarté,
la précision et la minutie dans l’argumentation. Car le risque serait finalement de ne pas satisfaire l’attente philosophique au sujet du hlm vivre, de la réalité, de l’histoire. Le philosophe continental parle des choses importantes : la vie, l’amour, la mort, le désir, le plaisir, le corps, la pensée, la politique, le bien, le mal, etc.
le philosophe continental contestera aussi la conception que le philosophe analytique se fait de la clarté, de la précision et de la minutie. N’est-ce pas là une fausse clarté, celle de l’analyse logique et non la vraie clarté, celle du « concept philosophique ». i est une clarté formelle, et non pas la clarté authentique qui accompagne la réalité dans son automouvement (une façon hégélienne de s’exprimer, mais il y en aurait d’autres, heideggérienne ou deleuzienne). C’est aussi une fausse précision de ne lien dire qui ne soit immédiatement vérifiable, comme le veut le philosophe analytique, car certains sujets ne s’y prêtent pas. Aristote disait-il ainsi :
Dès lors, il ne faut pas exiger – stupidement – du philosophe le genre de rigueur propre au logicien ou au mathématicien. À chacun sa rigueur, et il en existe une qui est proprement philosophique. (Évidemment, le philosophe analytique comprend ce passage d’Aristote tout autrement et ne se sentira nullement visé.)
L’exemple de la définition de la connaissance ne montre-t-il pas que la minutie analytique ne mène parfois nulle part ? Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari :
Dans cette perspective, l’idée d’une définition de la connaissance en termes de trois conditions, chacune nécessaire et ensemble suffisantes, semble vraiment être de l’ordre d’une minutie mal placée. Un autre passage des mêmes philosophes vaut la peine d’être cité.
Il serait malaisé pour moi d’expliquer ce que ce passage veut dire. Renaître de ses débris, pour un monstre, est une opération dont personne ne sait grand-chose. Ne pourrait-on pas aussi bien affirmer, avec autant de raisons, qu’un concept est une machine à laver ou un chameau ? Mais on sent bien, à lire Deleuze et Guattari, que la minutie argumentative est du côté de la logique, et non pas du côté de la philosophie authentique. Ce point est clair, au moins.
Il est difficile de déterminer, quand il s’applique à la philosophie, ce que désigne le terme de « profondeur». La métaphore spatiale suggère que ce qui est profond est tout en bas, et fonde tout le reste. D’un autre côté, le profond semble pouvoir aussi, grâce à son enracinement, s’élever très haut, éviter la platitude. La notion de profondeur, appliquée à la philosophie, suggère encore l’idée qu’elle aurait en propre une forme de pensée inouïe. Or, une certaine forme de clarté, celle qui consiste à énumérer les éléments, à décomposer ou, justement, à analyser, semble superficielle. Elle ne va pas au fond des choses, dans une région où seule la philosophie pénètre. Parfois, cette idée est reliée à la conception selon laquelle la philosophie serait à la recherche du sens. Le philosophe ne s’arrête pas au simple constat, superficiel ne pose pas la question des raisons et des causes, ce que «ni l’homme de science. Il s’intéresse au sens, à ce que les évènements veulent dire. Pour Nietzsche, « il n’y a pas défaits, rien que des interprétations » (La volonté de puissance, III, § 192). C’est ce que philosophe saurait et l’interprétation profonde serait alors sa spécialité – ce qui supposerait d’aller au-delà des manières rebattues de penser et des contraintes formelles, pour s’interroger en profondeur sur les choses.
Modèle littéraire et modèle scientifique en philosophie
L’opposition entre philosophie continentale et philosophie analytique est alors celle de deux modèles: un modèle littéraire est alors un modèle scientifique en philosophie, auxquels correspondent aussi deux modèles sociaux de l’activité philosophique. Finalement, n’est-on pas parvenu à un tel degré de différence qu’il conviendrait de se demander ce qui reste commun aux deux conceptions de la philosophie ? Ne s’agit-il pas simplement aujourd’hui d’une homonymie ?
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