La perception :Le commerce des sens
Petit, je me souviens avoir été fasciné par un livre illustrant les façons dont différents animaux percevaient le monde. Et pour la première fois peut-être je compris à quel point il y avait une différence entre perception et réel. Bien plus tard, une nouvelle de Maupassant intitulée « lettre d’un fou » me bouleversa tout autant. Elle posait le problème suivant : quelle serait notre perception du monde si nous avions quelques sens en plus ou quelques sens en moins ? Dans tous les cas certainement totalement différente de ce que nous percevons aujourd’hui.
À travers ces multiples expériences où le réel apparaît toujours différent de ce que l’on croit, se manifeste le fait que le processus complexe de la perception pose et repose sans cesse le problème fondamental de la vérité. Il convient donc d’étudier les différentes étapes de ce processus pour tenter de découvrir s’il est possible ou non de percevoir le monde tel qu’il est.
Et avant de commencer, et pour mieux semer le doute au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, ce que vous perceviez comme un reflet dans la photographie qui ouvre ce chapitre n’en est pas du tout un puisque la jeune femme baisse la tête après l’avoir levée. Est-ce à dire qu’on ne perçoit que ce que l’on veut voir ?
Le commerce des sens
Commençons tout d’abord par distinguer trois façons de voir que caractérise la différence entre « voir », « percevoir » et « concevoir ». Voir consiste à saisir les êtres et les choses par les sens, et concevoir à tenter de les saisir par l’esprit seul. Entre les deux se trouve le domaine qui nous intéresse, celui de la perception où il s’agit de saisir le réel à la fois par les sens et par l’esprit.Comprenons bien ici que la perception est un commerte entre les sens et l’esprit. L’erreur consisterait à croire que le monde perçu est un monde donné à l’esprit par les sens, alors qu’il n’en est rien : sentir et percevoir sont deux activités bien différentes. La perception est un processus actif par lequel le sujet se rapporte au monde, le sélectionne, l’imagine, le classe et le divise, par rapport à la capacité de ses sens, mais aussi par rapport à ses attentes, son vécu, ses désirs et ce qu’il imagine. Maupassant décrit de façon admirable les différentes étapes, erreurs et illusions de ce processus dans le texte suivant.
Maupassant, Lettre d’un fou, 17 février 1885
« Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d’esprit, et vous apprécierez s’il ne vaudrait pas mieux qu’on prît soin de moi pendant quelque temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent.
Voici l’histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme.
Je vivais comme tout le monde, regardant la vie avec les yeux ouverts et aveugles de l’homme, sans m’étonner et sans comprendre. Je vivais comme vivent les bêtes, comme nous vivons tous, accomplissant toutes les fonctions de l’existence, examinant et croyant voir, croyant savoir, croyant connaître ce qui m’entoure, quand, un jour, je me suis aperçu que tout est faux.
C’est une phrase de Montesquieu qui a éclairé brusquement ma pensée. La voici : « Un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre intelligence »… Enfin, toutes les lois établies sur ce que notre machine est d’une certaine façon seraient différentes si notre machine n’était pas de cette façon. J’ai réfléchi à cela pendant des mois, des mois et des mois, et, peu à peu, une étrange clarté est entrée en moi, et cette clarté y a fait la nuit. En effet, — nos organes sont les seuls intermédiaires entre le monde extérieur et nous. C’est-à-dire que l’être intérieur, qui constitue le moi, se trouve en contact, au moyen de quelques filets nerveux, avec l’être extérieur qui constitue le monde.
Or, outre que cet être extérieur nous échappe par ses proportions, sa durée, ses propriétés innombrables et impénétrables, ses origines, son avenir ou ses fins, ses formes lointaines et ses manifestations infinies, nos organes ne nous fournissent encore sur la parcelle de lui que nous pouvons connaître que des renseignements aussi incertains que peu nombreux.
Incertains, parce que ce sont uniquement les propriétés de nos organes qui déterminent pour nous les propriétés apparentes de la matière. Peu nombreux, parce que nos sens n’étant qu’au nombre de cinq, le champ de leurs investigations et la nature de leurs révélations se trouvent fort restreints.
Je m’explique. — L’œil nous indique les dimensions, les formes et les couleurs. Il nous trompe sur ces trois points. Il ne peut nous révéler que les objets et les êtres de dimension moyenne, en proportion avec la taille humaine, ce qui nous a amenés à appliquer le mot grand à certaines choses et le mot petit à certaines autres, uniquement parce que sa faiblesse ne lui permet pas de connaître ce qui est trop vaste ou trop menu pour lui. D’où il résulte qu’il ne sait et ne voit presque rien, que l’univers presque entier lui demeure caché, l’étoile qui habite l’espace et l’animalcule qui habite la goutte d’eau. S’il avait
même cent millions de fois sa puissance normale, s’il apercevait dans l’air que nous respirons toutes les races d’êtres invisibles, ainsi que les habitants des planètes voisines, il existerait encore des nombres infinis de races de bêtes plus petites et des mondes tellement lointains qu’il ne les atteindrait pas. Donc toutes nos idées de proportion sont fausses puisqu’il n’y a pas de limite possible dans la grandeur ni dans la petitesse. Notre appréciation sur les dimensions et les formes n’a aucune valeur absolue, étant déterminée uniquement par la puissance d’un organe et par une comparaison constante avec nous-mêmes ne reflète que notre manière de voir la réalité. […]
Donc, si nous avions quelques organes de moins, nous ignorerions d’admirables et singulières choses, mais si nous avions quelques organes de plus, nous découvririons autour de nous une infinité d’autres choses que nous ne soupçonnerons jamais faute de moyen de les constater.
Donc, nous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés d’inconnu inexploré. Donc, tout est incertain et appréciable de manières différentes. Tout est faux, tout est possible, tout est douteux. Formulons cette certitude en nous servant du vieux dicton : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Et disons : vérité dans notre organe, erreur à côté. Deux et deux ne doivent plus faire quatre en dehors de notre atmosphère. »
Ce texte permet de comprendre à quel point notre perception est à la fois incomplète et parfois-même limitée par la menace de la folie. Elle est incomplète car elle ne peut s’appuyer que sur des sens limités en nombre et en capacité. Et ce sera souvent la tâche des techniques et des sciences que d’essayer d’améliorer la performance de nos sens ou des moyens de mesure et d’observation pour tenter d’appréhender le monde de façon plus « objective », sans que cela ne soit jamais réellement possible. Elle est limitée car sans cesse troublée par mes attentes et mon vécu, mes désirs et mes craintes, qui peuvent parfois m’amener à percevoir ce qui en réalité n’existe pas, où plus simplement à le percevoir dans un sens qui convient mieux à mes intérêts ou mes lâchetés. En ce sens notre perception « ne reflète que notre manière de voir la réalité », notre « vérité » qui ne peut se confondre avec la réalité.
Vidéo : La perception :Le commerce des sens
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