Internalisme,externalisme et responsabilité épistémique
Au sujet de ce qui fait la justification de nos croyances, les épistémologues contemporains se divisent en deux groupes: les internalistes et les externalistes. Pour l’internalisme, la justification épistémique des croyances tient à des facteurs internes à celui qui croit, à des caractéristiques de ses états mentaux. Il est le seul à pouvoir y accéder et à contrôler que ses états mentaux les possèdent bien. Ce contrôle interne est le processus (réflexif) de la justification épistémique. En revanche, pour l’externaliste, la justification épistémique dépend, complètement ou au moins en partie, de la fiabilité d’un processus cognitif qui n’est nullement accessible par réflexion sur nos états mentaux, et qui n’a pas à l’être. La justification épistémique dépend de facteurs externes.
La responsabilité épistémique, le droit de croire, dit l’interna- liste, ne peut consister que dans ce contrôle interne de nos états mentaux. L’examen interne de nos croyances nous assure qu’elles satisfont aux critères épistémiques les plus solides. Or si ce n’est pas le cas, il est de notre devoir d’y renoncer. Que suppose cette thèse internaliste, si répandue qu’elle passe souvent pour évidente ?
1) Elle suppose que nos croyances soient des états mentaux. C’est une thèse ontologique, portant sur la nature du mental. Mais, demandera-t-on, que pourraient être nos croyances sinon des états mentaux? Réponse: des dispositions et non des états, ce qui change tout. Croire que la porte est fermée à clé, ce n’est pas être dans un certain état mental (le corrélat psychique de la proposition : « la porte est fermée à clé »). C’est faire le geste de tourner la clé avant d’entrer ou de sortir, ou se lever pour aller ouvrir quand on entend quelqu’un arriver et qu’il doit entrer, ou, simplement, être prêt à dire «Tu ne peux pas entrer, la porte est fermée à clé». Que les croyances soient des états mentaux n’a donc rien d’évident et l’affirmer constitue un présupposé discutable en épistémologie.
2) La thèse internaliste suppose aussi l’accès privilégié de chacun à ses propres états mentaux. Chez certains philosophes, même parmi les plus réputés, cet accès se rapproche de la situation dans laquelle on se trouve lorsqu’on va au spectacle : l’introspection consisterait à examiner «ce qui se passe dans la tête». Or, Wittgenstein (1953), Putnam (1967) et bien d’autres philosophes ont montré que cette conception – Bergson nous enjoignant de « rentrer en nous-mêmes » en est représentatif – est problématique. L’argument de Wittgenstein consiste à montrer qu’il serait impossible d’identifier nos croyances si chacun était le seul pour lui-même à pouvoir le faire. Comment saurions-nous jamais que c’est le même état mental auquel nous revenons? Comment ferions-nous pour les identifier? Car nous ne disposerions pour cela d’aucune règle. Une règle est en effet publique. Une règle privée, c’est absurde, car si elle l’est, rien ne permet de déterminer si on la suit ou non. S’il y a quelque chose dont Descartes ne doutait pas, mais qui est particulièrement douteux, c’est l’accès privilégié à nos états mentaux, qui est à la base même de son entreprise (voir éclairage n° 12, « L’argument du langage privé et le mythe de l’intériorité »).
3) Quant à la notion de responsabilité épistémiqueliée à l’internalisme, elle suppose que nos croyances soient non seulement à notre disposition, mais volontaires. Le contrôle interne des croyances vise en effet à faire un tri entre les croyances acceptables, sur la base de critères épistémiques que nous élaborons, et celles qui ne le sont pas. Mais, premièrement, accepter et croire sont deux choses différentes. On peut accepter sans croire. On accepte justement parce qu’à ce sujet on ne croit rien de particulier (voire on croit le contraire). Deuxièmement, on ne peut pas croire ou ne pas croire à volonté, en fonction d’une décision. Essayez de croire que vous êtes trompé par un malin génie ou que vous êtes un cerveau dans une cuve. Essayez de croire que vous n’êtes pas qui vous êtes, où vous êtes, avec qui vous êtes. Il ne s’agit pas de faire semblant de croire, de simuler la croyance, mais de croire par décision. Essayez donc de ne pas croire ce que vous croyez, de croire ce que vous ne croyez pas.
Pour un externaliste, l’étiologie épistémique, c’est-à-dire l’ensemble des causes d’une croyance, constitue un facteur fondamental pour la justification épistémique. Or, l’étiologie d’une croyance n’est pas à la disposition de l’agent épistémique. La justification de nos croyances tient aussi à des facteurs externes. Si S croit que p, du moins à juste titre, c’est d’abord et avant tout parce que p est le cas. On peut croire quelque chose qui n’est pas le cas, mais c’est alors justement qu’on n’a pas de bonnes raisons d’y croire. On dira qu’on peut rêver. On peut même se demander si rêver, ce n’est pas croire sans avoir de bonnes raisons. Mais cela ne montre évidemment pas que croire pour de bonnes raisons, c’est la même chose que croire en rêve. La vie épistémique n’est pas la même chose que la vie onirique avec en plus de bonnes raisons. Car croyance et réalité sont liées par une relation qui n’a rien de contingent. La réalité joue un rôle dans la formation de nos croyances et dans leur vérité. Une croyance est justifiée par une relation causale appropriée entre le monde et ce que nous croyons à son sujet. La thèse aristotélicienne et thomiste, c’est qu’il peut y avoir identité du connaissant et du connu : la même chose peut avoir une existence intentionnelle dans l’esprit et matérielle dans le monde, se réaliser conceptuellement dans notre esprit et matériellement dans le monde. C’est une thèse totalement délaissée par les philosophes modernes. Mais certains philosophes aujourd’hui sont loin de la négliger (Haldane, 1993). Ils redonnent ses chances à une forme de réalisme épistémologique (nous pouvons connaître les choses elles- mêmes) aux antipodes de l’antiréalisme hérité de Kant.
Cependant, un internaliste pourrait répliquer qu’à suivre la conception externaliste, notre responsabilité épistémique ne va pas bien loin. Si nos croyances sont involontaires et si nous ne saurions pratiquer un contrôle interne sur les caractéristiques épistémiques de nos états mentaux, alors nous devons bénéficier, pour connaître, d’une «chance épistémique». On peut y voir la conséquence d’une adaptation progressive à notre environnement, ou d’une attention de la part du Créateur qui nous a faits capables de connaître (et ainsi nous lui ressemblons). Quoi qu’il en soit, que la relation entre la réalité et nous garantisse la connaissance, cela ne dépend pas de nous.
Beaucoup de philosophes pensent cependant que la connaissance suppose que nous possédions les raisons justificatrices de notre croyance. On ne pourrait pas connaître par chance. Dès lors, disent certains, il y a nécessairement autre chose dans la connaissance qu’une relation causale sur laquelle celui qui connaît n’a aucune prise.
Mais, premièrement, la connaissance suppose-t-elle vraiment que le processus de la formation de nos croyances soit de part en part à notre disposition ? L’externaliste répond que non. Deuxièmement, n’est-il pas possible que la connaissance résulte d’autre chose que d’un simple processus causal, sans pour autant être un rapport réflexif du sujet connaissant à ses propres contenus mentaux? Dans l’épistémologie des vertus, certains répondent positivement à ces deux questions. Pour eux, la connaissance résulte de l’exercice de certaines vertus cognitives qui garantissent nos croyances. La valeur épistémique de notre vie cognitive fait la justification de nos croyances, et non le contraire. La formation de ces vertus est l’affaire d’un bon naturel, et surtout d’une bonne éducation épistémique. Nos propres efforts portent sur l’acquisition de cette bonne éducation. Sommes-nous prêts ou non à acquérir ces vertus, malgré ce qui nous en coûte ? Comme dans le domaine moral, certains sont bons dans un monde mauvais, et rien ne nous empêche d’être épistémiquement vertueux dans un univers intellectuel corrompu – le nôtre peut-être.
L’opposition entre internalisme et externalisme est importante parce qu’elle définit deux orientations fondamentales en philosophie. Pour l’une, nous devons examiner ce qu’est la pensée en scrutant les opérations que le sujet effectue sur ses propres états mentaux. C’est une tradition réflexive en philosophie, illustrée par Bergson, Husserl et toute la tradition phénoménologique en général, mais aussi chez les philosophes influencés par les sciences cognitives. Pour l’autre, la pensée n’est pas interne. Elle prend des formes objectives parce qu’elle est une relation entre nous et le monde, et non pas ce qui se passe dans l’esprit. Les internalistes tentent, vainement selon le sceptique, de d’assurer que leur environnement est tel qu’ils se le représentent. Les externalistes, pour leur part, habitent vraiment le monde, et ils semblent faits pour cela.
2 réponses pour "Internalisme,externalisme et responsabilité épistémique"
La rupture epistémologique est-elle toujours nécessaire en sociologie?
Bonjour Mme Marwa
je suis en train de consacre une thèse sur les lectures externalisme et internalisme dans l’historiographie de l’histoire des sciences
J4AI BESOIN DE VOS AIDES ET VOS REMARQUES en ce qui concerne les textes référenst et pour le fait de comprendre mem la problématique.
Merci à vous.