Le retour d'Aristote
Dualistes et anti-dualistes sont les meilleurs ennemis du monde; ils partagent les mêmes présupposés. Ils pensent de concert que la question fondamentale est la relation entre l’esprit (les propriétés mentales d’un individu, ou ce qu’on désigne ainsi) et le corps (ses propriétés physiques): ce que supposent toutes les affirmations (a-i). Ils disent qu’elles sont absolument distinctes ou ils tentent d’établir une relation, qui va de l’identité à la survenance sans réductibilité complète, en passant par des formes variées de réductibilité incomplète. Quel est le statut de l’esprit ? Une pure réalité spirituelle ? Une simple illusion ou manière « populaire » de parler qu’une science de l’esprit finira par éradiquer?
On peut toutefois refuser ces présupposés communs aux dualistes et matérialistes en tout genre. Aristote n’était ni dualiste, ni anti-dualiste; pour lui, la question n’était pas celle des rapports entre l’esprit et le corps. Aristote était « quaterniste ». Il examinait les questions relatives à la nature de la pensée et de la perception « non pas dans les catégories duelles de l’esprit et de la matière, mais dans un schème comprenant quatre composantes: les corps naturels, les choses vivantes, les animaux sensibles et les animaux rationnels (les hommes)» (Kahn, 1992, p. 359). Aristote, puis saint Thomas au XIIe siècle, comprennent l’être humain comme un animal d’une certaine sorte, occupant un certain niveau sur une échelle ascendante. Un animal est une sorte particulière de vivant, laquelle est une sorte particulière de corps physique. Si le niveau inférieur constitue toujours une condition nécessaire, chaque niveau est néanmoins qualitativement irréductible. L’âme est ce qui fait d’un vivant ce qu’il est, et une âme humaine fait qu’un être est humain. Chez Aristote et saint Thomas, en ce sens il n’y a pas de philosophie de l’esprit, mais l’explication de ce qu’est la vie propre aux animaux sensibles et aux êtres humains. Quelle sorte de vie a un être humain ? Ce serait la bonne question.
Pourtant, n’est-ce pas revenir sur tout ce que nous a appris Descartes? Je suis une chose qui pense, voire, comme on dit aujourd’hui, un sujet, et non pas un animal raisonnable. C’est la raison pour laquelle se poserait la question de savoir comment la (ma) pensée peut interagir avec un (mon) corps. On peut aussi se demander, avec Locke, si, ou comment, il est possible que la matière se mette à penser. Supposons pourtant qu’on conteste que Descartes ait adéquatement posé le problème en réfléchissant sur la relation (l’union) de l’âme et du corps. Supposons aussi qu’on ne croit pas que la question principale de la philosophie soit celle du sujet ou celle de la critique du sujet. Alors le « quaternisme » d’Aristote peut retrouver tout son sens. Dans la seconde moitié du xxesiècle, la tradition aristotélicienne et thomiste a ainsi resurgi. L’impulsion est venue d’un philosophe qui n’a pas particulièrement lu le Philosophe et l’Aquinate : Wittgenstein. Tout se passe comme s’il avait retrouvé, par sa propre réflexion, certains aspects, fondamentaux, de la philosophie de l’esprit, ou plus exactement de l’âme, propre à la tradition aristotélicothomiste. Au moins, tout un ensemble de philosophes britanniques ont compris Wittgenstein de cette façon : Elizabeth Anscombe, Peter Geach, Anthony Kenny (voir Pouivet, 1997).
La pensée comme forme de vie
En quoi consiste le fait même de penser? Est-ce ce que nous savons le mieux, nous qui sommes, essentiellement, des choses pensantes. Beaucoup de philosophes affirment que nous avons la capacité d’«entrer en nous-mêmes», comme le dit et redit Bergson, afin d’examiner en quoi consiste notre vie intérieure, qui serait ainsi à la disposition de notre regard intérieur. C’est une conception qu’on retrouve chez Husserl, quand il propose, dans ses Méditations cartésiennes, l’étude de « la vie pure de la conscience». La phénoménologie, en général, repose sur cette possibilité d’un accès à la vie psychique, rebaptisée « vie intentionnelle » (voir éclairage n° 3, « Qu’est-ce que la phénoménologie?»). Beaucoup de psychologues de la connaissance et de neuropsychologues semblent penser que la pensée est au contraire un processus physique dans le cerveau que nous pourrons décrire de mieux en mieux, grâce aux progrès des sciences de l’esprit (voir éclairage n° 11, « Philosophie et psychologie »). Wittgenstein se demande en quoi pourrait consister un contenu de pensée, qu’il s’agisse d’un état intentionnel ou d’un état mental, qu’il soit ou non réductible à un état physique. Je peux bien penser que ce serait une bonne chose d’aller à Paris le week-end prochain, je peux même avoir une image mentale du boulevard Saint-Michel, mais j’aurais pu y penser sans avoir cette image, et celle-ci semble être la seule chose à laquelle je puis prétendre avoir accès. Nous ne pouvons pas savoir ce que c’est que penser en nous observant nous-mêmes intérieurement.
Pour Wittgenstein, penser est « un concept qui rassemble en lui bien des manifestations de la vie» (1971, p. 110). Il décrit la scène suivante (1971, p. 100). Une personne fabrique quelque chose avec des éléments de construction et un outillage. Il prend ceci, rejette cela, assemble, démonte, remonte, cherche quelque chose qui s’adapte mieux, etc. Tout le processus est filmé. La personne émet des sons «Hm… », «Ahh..», mais elle ne parle pas. Les sons sont enregistrés. Regardant le film, je peux m’imaginer un monologue intérieur de cette personne, qui corresponde à ces gestes et aux sons qu’elle émet. Je peux lui faire dire : « Zut, cet élément est trop long ! », « Que vais-je faire maintenant? », « J’ai trouvé ». La personne pourrait confirmer que c’était bien ce qu’elle pensait alors, en faisant ces gestes et en émettant ces sons. Pendant le travail, elle n’avait rien dit et ne s’était pas non plus représentée quelque chose qui correspondait à ces paroles (des images ou quoi que ce soit). Nous sommes tentés de penser – peut-être sous l’influence de la manière dont les dualistes, mais aussi dont certains psychologues ont posé le problème – que quelque chose a dû accompagner les gestes que le film montre et les sons de l’enregistrement, un processus intérieur. La pensée, ce serait cela : ce qui accompagne, comme dans ce cas, les mouvements, les sons, et plus généralement les comportements et les paroles. D’où la question de savoir s’il ne pourrait pas y avoir des comportements ou des paroles sans pensée simultanée. Un robot ou un zombie ne se comporterait-il pas comme chacun d’entre nous, mais sans ressentir rien de ce que nous ressentons ?
Il est aussi possible d’envisager les choses autrement. Penser, c’est faire, par exemple, comme cette personne qui assemble, monte, démonte, cherche quelque chose s’adaptant mieux, voire émettre des sons indiquant l’agacement ou la satisfaction. La possibilité de ce robot quasi-humain (ou d’humain quasi- robot) perd alors son sens. Si nous avions à répondre à la question de savoir « Pourquoi cette personne fait ces mouvements-là, ces gestes-là, ces sons-là ? », il nous faudrait dire qu’elle pense que cela ne va pas ainsi, que c’est mieux comme cela, qu’elle a trouvé comment faire, qu’elle parvient à réaliser ce qu’elle voulait faire, etc. Cette conception ne s’oppose en rien à l’idée que les êtres humains sont des réalités matérielles (et donc à une forme de matérialisme). Car rien ne dit que l’attribution d’intentions, de souhaits, de croyances, ou de volonté aux êtres humains, implique de les considérer comme des êtres immatériels. Cependant, cela ne consiste pas à dire que tous les états mentaux sont réductibles à des états physiques, mais qu’une chose physique peut avoir une façon de vivre. Elle lui est propre, et aucune autre chose physique non humaine ne peut l’avoir.
Aussi répandue soit-elle dans la philosophie contemporaine, la thèse selon laquelle la pensée (avoir l’intention, croire, vouloir, imaginer, espérer, craindre, attendre, désirer, etc.) consiste en états ou en événements intérieurs ne va pas du tout de soi. Ajouter, à la suite de Freud, que ces états ou événements sont partiellement inconscients, ne modifie pas vraiment le modèle. D’abord, ce n’est pas un état mental dans lequel nous sommes en ayant l’intention, en voulant, en souhaitant, en espérant, etc., mais c’est une multiplicité d’attitudes que nous adoptons. Wittgenstein parle de «formes de vie». Réinterprétées à la lumière d’Aristote, ce sont des formes de vie propres aux êtres humains. Elles les caractérisent comme humains. Ensuite, toutes ces attitudes apparaissent au sein de pratiques qui sont socialement constituées, et dans lesquelles notre maîtrise du langage joue souvent un rôle constitutif.
En général, les animaux peuvent être décrits en tenant compte de leur manière de se déplacer, de se nourrir, de leurs lieux de vie (des trous dans le sol, des arbres au bord de l’eau, etc.), de leur organisation sociale. Certains animaux peuvent aussi être caractérisés en tenant compte des intentions, croyances, souhaits, etc., qu’il convient de leur attribuer. Sinon, on ne pourrait pas décrire adéquatement ce qu’ils font. « Donner des ordres, poser des questions, raconter, bavarder, tout cela, dit Wittgenstein, fait partie de notre histoire naturelle, tout comme marcher, manger, boire, jouer» (1953, I, 25). Utiliser le langage de multiples façons («jeux de langage»), cela appartient à l’histoire naturelle des hommes, tout comme vivre dans les arbres appartient à celle des singes. Un jeu de langage comprend non seulement du langage, mais aussi des actions, et il s’insère dans « une forme de vie ».
Les dispositions et l’âme humaine
Ce qui a l’intention, qui veut, espère, aime, est une personne humaine, non pas un (ou son) esprit ou un (son) corps. C’est Arnaud, ni son esprit ni son corps, qui veut venir à Nancy. C’est moi (mais pas le « Moi ») qui écrit ce paragraphe, et qui me trompe peut-être en disant que nous avons des dispositions rationnelles. Ce n’est pas mon esprit, mon cerveau ou mon corps. Le dualiste ou I’antidualiste se trompe de catégorie lors qu’il attribue intentions, désirs et émotions: seule une personne peut avoir l’intention de, désirer ou être émue. Comprendre les phénomènes mentaux, ce n’est pas décrire des états mentaux, réductibles ou non à des états physiques, c’est interpréter ce que font et disent des personnes placées dans des situations sociales.
Nous avons pris l’habitude de donner au terme « âme » le même sens que celui d’esprit, avec une connotation religieuse directement liée à la notion de son immortalité. Mais, pour un aristotélicien, l’âme est la forme du corps de la même façon que la forme de la maison structure les briques et le mortier dont elle est faite. La présence de la forme fait de ces briques et de ce mortier une maison, plutôt qu’un mur ou un four. Pour Aristote, les briques et ce mortier sont potentiellement une maison, jusqu’à ce qu’ils réalisent la forme appropriée à une maison, et en ce cas, la forme et la matière, ensemble, font réellement une maison. Pour reprendre les termes d’Aristote, la forme est l’actualité de la maison. Sa présence explique pourquoi une quantité particulière de matière en vient à être une maison plutôt que quoi que ce soit d’autre. De la même façon, la présence de l’âme explique pourquoi telle matière est celle d’un être humain, différencié d’autres sortes de choses. L’âme humaine explique la spécificité de certains êtres vivants: les êtres humains. La cause (formelle) qui fait de Christophe un être humain, non pas une carpe ou un ouistiti, n’est en rien séparée de l’actualité (réalisation) de Christophe. Elle en fait un être humain.
Mais en quoi la philosophie contemporaine est-elle concernée? Avec Aristote, ne s’agit-il pas de philosophie antique? Comment croire que ce modèle aristotélicien ait encore le moindre sens, maintenant que nous sommes à l’époque des neurosciences ? Encore une fois, il ne s’agit nullement de contester leur apport. Cependant, la tradition aristotélicienne existe encore et toujours. Dans le fonctionnalisme, ce qui fait de quelque chose une pensée, un désir, une douleur (ou n’importe quel état mental) ne dépend pas de sa constitution interne, mais seulement de sa fonction, du rôle qu’il joue dans le système cognitif dont il est une partie. Est-ce finalement si éloigné de la doctrine d’Aristote? Surtout, dans la philosophie contemporaine de l’esprit, certains philosophes se réclament explicitement de la tradition aristotélicienne et redonnent dès lors une actualité à l’âme rationnelle, spécifiquement humaine. Le principe de vie chez l’être humain ne fait pas seulement qu’il croît et se reproduit (comme une plante), qu’il bouge et perçoit (comme un mollusque ou un lapin), mais qu’il comprend et pense. L’étude de l’esprit doit être celle des dispositions rationnelles de l’homme, telles qu’elles se manifestent dans certaines activités ou certains comportements, impossibles à comprendre sans l’attribution à l’être humain de sa différence spécifique (la rationalité) avec les autres animaux.
À cet égard, la thèse que les émotions sont cognitives – développée par plusieurs philosophes contemporains (de Sousa, 1987 ; Nussbaum, 1990, 2001)- montre une façon de faire de la philosophie de l’esprit différente de celle qui s’arc-boute sur la distinction entre l’esprit et le corps, pour la défendre ou la contester. Les émotions apparaissent comme une façon spécifiquement humaine de comprendre certaines situations et d’y réagir de façon (moralement parfois) appropriée. Comprendre un homme, c’est s’intéresser à une totalité, un être composé d’une âme et d’un corps, dans un monde où il est à la fois avec les autres, dans une vie sociale, et au milieu des choses naturelles et artificielles. Dès qu’on fragmente cette totalité, de quelque façon que ce soit, on prend le risque de s’éloigner de la réalité humaine.
Finalement, on pourrait ainsi réserver l’expression de « philosophie de l’esprit» pour caractériser les théories qui se situent dans le paradigme cartésien et donc dans le débat sur la relation entre l’esprit et le corps. En revanche, une «philosophie de l’âme » nous place dans une tradition bien différente, dans laquelle l’étude de l’humain est liée à une métaphysique distinguant des sortes d’êtres à partir de leurs potentialités (le mouvement, la sensibilité, l’intellection). On en apprendrait alors plus sur l’être humain en étudiant certaines de ses réactions (morales surtout) et activités spécifiques (artistiques, religieuses) qu’en s’interrogeant sur ses états mentaux, qu’ils soient cérébraux ou non.
Vidéo : Le retour d’Aristote
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Le retour d’Aristote
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