Un argument antiréaliste et même irréaliste
C’est une autre forme d’antiréalisme qui va nous intéresser maintenant. Nelson Goodman défend l’idée que les mondes sont faits par nous, par nos théories. Cela n’implique nullement la mise en question de l’objectivité, mais sa redéfinition, dans la lignée à la fois de Kant et du pragmatisme conceptuel de Clarence I. Lewis. Notre usage de certains systèmes symboliques revient à « faire des mondes ». Car, selon Goodman, les systèmes symboliques compris dans les langages, les arts, les théories scientifiques, décrivent moins la réalité qu’ils ne la produisent. Au moins, ne préexiste-t-elle pas toute faite à l’entreprise consistant à faire fonctionner ces systèmes. Goodman ne se dit pas antiréaliste, une thèse négative affirmant l’impossibilité de l’objectivité et de la métaphysique, mais irréaliste, une thèse positive affirmant que nous faisons et refaisons les mondes par et dans notre activité scientifique et artistique. C’est la thèse qu’il défend dans Manières de faire des mondes.
Dans un article qui a fait couler beaucoup d’encre, « La nouvelle énigme de l’induction » (1954), Goodman propose un argument qui, s’il était concluant, permettrait de justifier l’antiréalisme et l’irréalisme. Pour bien le comprendre, il faut d’abord expliquer ce qu’est une inférence inductive et pourquoi la question de l’induction et celle des espèces naturelles sont étroitement liées (voir Hacking, 1993).
Soit un domaine d’objets (D), des entités x1, x2, x3, …, xn, une propriété F quelconque. Une inférence inductive consiste à dire que six7, x2, x3, xn, ont la propriété F, alors le prochain x, (Fxn+1), voire tous les x((x) Fx) auront la propriété F. Par exemple, x est un cygne, puis un autre, puis un autre, et F est alors blanc. Quelqu’un qui n’aurait jamais rencontré de cygnes noirs pourrait être conduit à conclure qu’ils sont tous blancs. Autrement dit, la généralisation pourrait être accidentelle. Cette personne serait surprise et épistémologiquement démunie en voyant son premier cygne noir (si elle l’identifie comme un cygne, et non comme quelque chose de noir qui ressemble, malgré sa couleur, à un cygne blanc). Comment faire alors pour éviter qu’une généralisation soit accidentelle – et non essentielle, c’est-à-dire manifestant une caractéristique réellement possédée par quelque chose, par exemple, par les cygnes ?
La notion de domaine d’objets (D) est importante car elle permet d’éviter ce qu’on a appelé « le paradoxe des corbeaux». Soit les énoncés suivants :
(A) (x) (Cx -»• Nx)
(B) (x) (-> Nx —> -1 Cx)
(A) dit que, quelque soit x, si c’est un corbeau, alors il est noir. La formule (B) affirme que quelque soit x, s’il n’est pas noir, alors il n’est pas un corbeau. Tout ce qui confirme (B) confirme (A), puisque (A) et (B) sont logiquement équivalents. Dès lors, si quelque chose est un mouchoir blanc (quelque chose, x, qui n’est pas noir), alors ce n’est pas un corbeau. (B) est confirmé (on parle aussi de « paradoxe de la confirmation »). Ce qui renforce par équivalence la formule (A), autrement dit, la noirceur des corbeaux. Il est assez bizarre qu’un mouchoir blanc, une feuille blanche, un pull blanc, la neige blanche, la couleur d’un tiers du drapeau français et de la moitié du drapeau polonais, etc., en viennent à confirmer que les corbeaux sont noirs !
Willard V. Quine a tiré la conclusion qui semble s’imposer: « Un prédicat projectible est vrai d’exactement toutes les choses d’une espèce » (1977, p. 133). Dans le cas qui nous préoccupe, il ne faut pas projeter « noir» sur toutes les choses alentour, mais sur l’espèce des corbeaux, ce qui suppose ainsi que la notion d’espèce naturelle ait un sens. Comment cela serait-il possible sans notre capacité de saisir quelles choses appartiennent réellement à la même classe ? Dans une classe naturelle, les choses ne sont pas regroupées arbitrairement, ou par une simple convention, selon nos désirs, nos intérêts, nos habitudes, nos concepts – choses qui sont variables et dont nous pourrions changer, au cours du temps, et qui semblent tributaires d’une appartenance culturelle ou sociale. La notion d’espèce naturelle est celle d’une classe réelle de choses, à laquelle notre esprit (langage, schème conceptuel) se conforme et non pas qu’il conforme. Autrement dit, cette notion suppose le réalisme. Aux termes d’espèce naturelle, comme « corbeau », doit correspondre une réalité indépendante de nous, formant un domaine réel d’objets. Sur ce domaine nous projetons des prédicats (F) de façon inductive. Remarquons que, dès lors, nous pouvons être tentés de penser que les choses de cette espèce ont toutes quelque chose en commun, une nature ou une essence. Bref, réapparaissent toutes les notions métaphysiques que l’antiréaliste réprouve. Nous les avons héritées d’Aristote, de saint Thomas, et de bien d’autres philosophes (naïfs ?) ; elles avaient encore de beaux jours devant elles, même si elles étaient discutées, à l’époque de Descartes et de Leibniz; Locke, Hume ont commencé à les contester; Kant y a renoncé; les antiréalistes contemporains pensent que toutes nos illusions (et malheurs) viennent de là et nous proposent de nous en libérer. Les prendre au sérieux, c’est supposer que nous pouvons savoir ce que sont les choses indépendamment de nous, saisir ce qui fait d’une chose, comme un corbeau, ce qu’il est et le fait appartenir à une certaine espèce réelle de choses, tout ce que l’antiréaliste rejette.
Qu’y a-t-il de particulier aux classifications que nous utilisons pour caractériser les choses? Le réaliste répond qu’elles doivent correspondre à des distinctions réelles. Par exemple, nos concepts d’espèces doivent correspondre à des distinctions entre des choses qui ont une nature différente. Pour reprendre une métaphore platonicienne, le réaliste pense que le monde, comme un poulet, possède des articulations naturelles, une bonne façon d’être découpé. Goodman répond que nous pourrions avoir d’autres classifications que celles que nous utilisons. Elles ne témoignent en rien de quelque chose d’indépendant de nos usages classificatoires eux-mêmes. Le poulet, nous pouvons bien le découper en fonction de nos besoins ! Mais changeons d’exemple, pour celui de Goodman lui-même. Soit deux systèmes de classifications de couleurs. Le premier (S1) utilise nos prédicats (concepts) familiers de vert et de bleu ; le second (S2) en utilise d’autres qui peuvent être ainsi définis.
et
x est blert = x est examiné avant l’instant t et on constate qu’il est bleu, ou x n’est pas examiné avant l’instant t et il est vert.
Si t est le 1er janvier de l’année prochaine, dans S2, le magnifique pull vert de Catherine – et tout le monde remarque combien il est magnifiquement vert – est… vleu. « Qu’il est beau le vleu de ton pull ! », demandera son amie Nadine, « où l’as-tu acheté ? ». Quant au pull vert qu’elle s’achètera après t, il est… blert.
Nous pourrions aussi avoir deux hypothèses :
– H1 : Toutes les émeraudes sont vertes
– H2 : Toutes les émeraudes sont vleues
La première hypothèse semble préférable. Comme le dit Goodman, « en projetant les cas connus sur les cas inconnus, mieux vaut utiliser « vert » que « vleu »» (1994, p. 14). «Vert» bénéficie en effet d’une implantation bien supérieure, c’est celle à laquelle nous sommes accoutumés, qui correspond non pas donc à la réalité, mais à notre pratique. Nos classifications implantées sont tenues pour les seules correctes, jusqu’au jour où nous en changeons, parce que nos préoccupations et nos intérêts cognitifs ont été modifiés.
Un antiréaliste fait volontiers apparaître combien, à un moment, ce qu’on croyait coulé dans le marbre est apparu arbitraire. En histoire des sciences, de l’art, et d’autres domaines, il va noter les ruptures et donc majorer les discontinuités. Il n’aime rien tant que le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme. On renonce à l’idée, qui semblait intangible, que la terre est au centre de l’univers, et, grâce à Copernic et Galilée, on met le soleil là où se trouvait la terre, au centre. Finalement, l’antiréaliste va dire: «C’est une autre façon de se représenter les choses, le soleil n’est pas plus au centre que ne l’était la terre, car les notions de centre, de terre, de lune, de soleil, et d’autres permettent de construire le cosmos dans lequel nous sommes, mais nos théories astronomiques ne décrivent pas une réalité indépendante…» Dans la lignée de Thomas Kuhn, ce type d’idées s’est imposé.
Quelle leçon tirer de ce qui apparaît peut-être à certains – toutes ces histoires de vleu, de blert – comme des spéculations échevelées, voire délirantes? Selon Goodman (l’irréaliste), cela veut dire qu’il n’existe pas un monde tout fait (ready-made) attendant que nous découvrions les catégories vraies qui le décrivent. La vérité importe moins que « la correction », un ajustement entre nos systèmes descriptifs, lesquels utilisent des symboles verbaux (langages et langues), mais aussi des images (ainsi que des diagrammes, des schémas, des tableaux), voire des sons (pensons aux signaux sonores dans les voitures), et une réalité qui n’en est pas indépendante, mais qui est construite (fabriquée) en même temps que les systèmes eux-mêmes. Cette conception implique quatre thèses principales :
– Le pluralisme ontologique : il existe plusieurs mondes.
– L’incomplétude descriptive : aucune description ne peut se targuer d’être suffisante pour satisfaire tous nos besoins descriptifs. (C’est pourquoi nous multiplions les systèmes symboliques, dans les sciences, les arts, la philosophie, etc.)
– L’antiréalisme sémantique (c’est-à-dire au sujet de nos moyens descriptifs): une expression comme «le monde» ou « la réalité» est toujours relative à un système de description.
– L’antiréalisme ontologique: il n’existe pas un seul monde réel. Ou l’irréalisme nous ne sommes pas contraints à une correspondance avec un unique monde réel.
Il convient de noter que Goodman insiste sur l’idée que la construction de mondes n’a rien de gratuit ni de facile. Insistons sur ce point. Goodman ne dit pas que nous faisons des mondes comme on fait un cake ou un gribouillis sur une feuille de papier. Chaque théorie, chaque œuvre d’art, chaque idée qui nous passe par la tête ne fait pas un monde, aussi enthousiaste que tout cela nous rende parfois. « La largesse d’esprit ne saurait se substituer au dur labeur» (Goodman et Elgin, 1994, p. 31). Dans la mesure où Goodman semble penser que la fabrication de mondes répond à des critères de pertinence et de consistance (n’être pas contradictoire), on peut se demander si l’on fait tant de mondes que cela ! On peut même se demander si on n’en a jamais fait, car avons-nous vraiment un seul système symbolique complet pertinent dont nous pourrions être parfaitement sûrs qu’il est consistant? Cependant, aussi difficile qu’il soit de réunir les conditions épistémologiques grâce auxquelles nous construisons un monde, il n’en reste pas moins que Goodman rejette la notion d’un monde tout fait.
L’une des conséquences de cette thèse est qu’il n’existe aucune « espèce naturelle », si cela signifie une classe de choses possédant une distinction commune réelle indépendante de nos classifications. Cette thèse est nominaliste. Cependant, les différentes façons dont nous regroupons les choses sous des noms font des nominalismes divers. Est-ce en fonction de concepts? Formons-nous des agrégats de choses ? Les identifions-nous par leurs ressemblances ? Nous sommes en effet tentés de penser que les émeraudes, par exemple, ont en commun d’être d’une certaine espèce, qu’elles possèdent une propriété faisant d’elles les émeraudes qu’elles sont. Même si le vert n’est évidemment pas cette propriété, puisque bien d’autres choses sont vertes, le fait qu’elles soient vertes semble lié à leur nature. Nous considérons que si quelque chose est une émeraude, alors nécessairement cette chose est verte. Ce que dit Goodman, et un antiréaliste en général, est que le vert des émeraudes n’a rien à voir avec une réalité indépendante de nos classifications. Après tout, nos émeraudes sont velues, si elles sont vertes. Nous pourrions aussi bien avoir une classification dans lesquelles toutes les émeraudes que nous avons examinées jusqu’à t (maintenant) sont des… émerubis.
Des catégories ontologiques, cela n’existe simplement pas. À la rigueur, on pourrait maintenir une sorte de réalité indifférenciée, non catégorisée, dans laquelle les systèmes conceptuels (certains pensent même les langues) découpent des classes de choses et, en ce sens, les produisent. Mais Goodman, pour sa part, – et c’est cela « l’irréalisme » – s’en passe volontiers. Pour lui, « les différentes substances dont les mondes sont faits – matière, énergie, ondes, phénomènes – sont faites en même temps que les mondes» (1990, p. 15). Rien n’est préalable et déjà là. Faire, c’est refaire à partir de versions antérieures qui sont modifiées, voire bouleversées. Dès lors, toutes les espèces, c’est-à-dire toutes les classifications de la réalité, sont artificielles.
Revenons finalement à l’induction. Si les espèces sont artificielles, et toutes sans exception, si les projections des prédicats (l’attribution de propriétés) n’est qu’affaire d’habitudes, comme le suggère un humien, alors l’induction ne saurait être un mode de connaissance de la réalité des choses. « Le monde est bien perdu », comme dit Rorty (1993). L’antiréalisme triomphe.