Épistémologies, sciences et philosophie : La critique du positivisme logique
La radicalité du positivisme logique l’expose à des critiques non moins radicales. En affirmant que l’inobservable est irréel, que toutes les tentatives métaphysiques de compréhension du monde et de la réalité humaine ne sont que de mauvais poèmes, des pseudo-énoncés qui donnent lieu à de pseudo-problèmes, la doctrine du Cercle viennois faisait preuve d’un scientisme excessif. Ce néo-positivisme repose sur l’empirisme (conviction que la science part des faits) et la logique (l’analyse logique permettant de se débarrasser des énoncés vides et faux). C’est donc sur ces deux fronts qu’il va être critiqué.
Quine et la défense du caractère global du savoir
Dans les Deux dogmes de l’empirisme (1951), Quine réfutera le réductionnisme de Carnap. Celui-ci suppose qu’il existe d’authentiques propositions élémentaires qui correspondent univoquement à une réalité empirique, elle-même élémentaire. Quine généralise en fait la critique de Pierre Duhem (1861- 1916), expliquée dans La Théorie physique (1906) c’est pourquoi on parle de la « loi Duhem-Quine » -, qui prétend démontrer qu’une expérience ne peut jamais vérifier une seule proposition mais un ensemble d’hypothèses. Le savoir a donc toujours un caractère global.
Au fondement de l’empirisme, le cercle de l’induction
Karl Popper (1902-1994) s’attachera à critiquer l’induction sur laquelle repose l’empirisme. L’induction est censée être la méthode scientifique qui garantit la science contre des affirmations erronées et spéculatives. Précisément, l’induction prétend pouvoir légitimement affirmer une loi universelle à partir de l’observation empirique d’une pluralité de cas particuliers. Par exemple, de ce que j’observe plusieurs corbeaux noirs, je puis induire que « tous les corbeaux sont noirs » .
L’induction n’est qu’une généralisation empirique de portée réduite. Elle n’est pas logiquement fondée, au contraire de la déduction par la raison. Pour Popper, la science ne peut pas être fondée sur le raisonnement inductif. Celui-ci n’a de valeur que si l’on admet comme principe général la régularité des phénomènes naturels. Or, il est impossible de valider inductivement un tel principe. Il est nécessaire de le postuler a priori, c’est-à-dire sans recours à l’expérience, ce qui est inconséquent pour l’empirisme. Il y a donc un cercle vicieux qui invalide la démarche inductive et confirme que l’activité scientifique procède non par induction mais par hypothèses et déductions.
Les émeraudes « vleues » de Goodman
Nelson Goodman (1908-1998), dans Faits, fictions et prédictions (1954), formule la « nouvelle énigme de l’induction ». Il décale l’interrogation de la justification de l’induction empiriste à celle de sa définition. Comment se fait-il, se demande-t-il, que nous considérions que certaines propriétés sont susceptibles d’être l’objet d’une induction alors que d’autres nous paraissent ne pas l’être ?
Pour comprendre l’originalité de cette interrogation, passons par son célèbre – et relativement abstrait – exemple fictif et logique qu’on appelle « le paradoxe de Goodman ». Il invente un adjectif de couleur, « vleu », signifiant : « vert jusqu’à une certaine date T et bleu ensuite ». La théorie de l’induction nous apprend qu’à partir de l’observation d’émeraudes vertes nous pouvons induire que « toutes les émeraudes sont vertes ». Or,
un tel raisonnement n’est pas valide car la même observation pourrait nous pousser à induire que « toutes les émeraudes sont vleues ». Pourquoi ne pas conclure que les émeraudes appartiennent à la classe des « minéraux changeant rarement de couleur” ? Ce paradoxe a pour but de faire apparaître que les catégories avec lesquelles nous pratiquons l’induction ne correspondent pas a priori à des entités réelles. Autrement dit, les catégories que nous mobilisons pour nos inductions appartiennent à un monde culturel dans lequel nous vivons (ce qu’il appelle l’implantation, (entrenchment).Goodman critique ainsi le formalisme logique de l’empirisme du Cercle de Vienne et concourt avec ses prédécesseurs à souligner les limites d’une conception strictement empiriste et inductive de la science, ce qui, par rebond, participe à restaurer la légitimité de la réflexion philosophique dont Carnap avait voulu trop rapidement se débarrasser. La science, malgré les résultats importants de ses recherches, apparaît comme une activité plus complexe que le positivisme tend à le faire croire.