Théodicée doctrinale et théodicée authentique
Ce qui ressort de ce procès débattu devant le tribunal de la philosophie critique, c’est qu’aucune théodicée ne tient ses promesses, qu’aucune, autrement dit, ne parvient à dissiper les doutes que nous inspire à son endroit « notre expérience du monde ». Nous en connaissons la cause : l’incapacité où demeure notre raison de découvrir le rapport qui existe entre le monde offert à notre expérience et l’idée qu’elle forme n priori de son fondement. Cette incapacité cependant n’entraîne pas la ruine de toute théodicée. Elle marque plutôt la frontière entre une théodicée doctrinale que Kant rejette et une théodicée authentique qu’il accepte et dont il affirme même la nécessité au point de vue moral.
L’auteur de la Critique de la raison pure n’est pas en effet de ceux qui affirment : le mal existe donc Dieu n’existe pas. II dirait plutôt : le mal existe donc Dieu doit exister. Dans la Dialectique transcendantale, l’idée de Dieu, d’abord privée de signification théorique, se voit ainsi attribuer une valeur pratique. Elle reçoit le sens d’un idéal qu’il nous faut admettre pour « fonder la possibilité de certaines actions » — en l’occurrence, les actions accomplies par devoir. Mais cet idéal n’est pleinement déterminé que dans la partie dialectique de la Critique de la raison pratique, en relation au concept de « souverain bien », dont il permet de surmonter l’ambiguïté. Ce que l’on pense généralement sous ce nom —et qui prouve que l’homme a besoin d’annexer par la pensée à ses devoirs « un but final qui en serait le résultat » —, c’est en effet l’union définitive et proportionnelle de la vertu et du bonheur. Or cette union, « la puissance de l’homme ne suffit pas pour [la | réaliser dans le monde » : seule pourrait la garantir un « être moral tout puissant » dont nous ne pouvons pas dès lors ne pas « admettre » hypothétiquement l’existence. L’orientation déontologique de la philosophie kantienne de la morale n’exclut pas une perspective téléologique qui, sans remettre en question le principe de l’autonomie de la volonté, ouvre un horizon — Kant écrit : une « perspective » — sans lequel l’action accomplie par devoir resterait pour nous, qui sommes des êtres finis (c’est-à-dire d’éternels candidats à la sainteté), impossible et dénuée de sens. Cet horizon est caractérisé comme un horizon d’espérance et cette espérance déterminée précisément comme celle de « participer un jour au bonheur dans la mesure où nous axons essayé de n’en être pas indigne ».