Soi et l'autre : La grâce de l'autre
Mais comment articuler les mouvements apparemment inverses de la révolte et de l’espérance? Il suffit peut-être, pour ce faire, de rappeler que la première, loin d’être purement négative, est elle-même la conjonction d’une négation et d’une affirmation. C’est la révolte elle-même, ainsi, qui donne carrière à l’espérance. Elle ne le peut cependant que pour situer, d’une telle espérance, le foyer ailleurs que dans le moi. La plainte en témoigne : pure expression d’une pure impossibilité, elle a d’abord, sans doute, le sens d’un refus mais la parole y survivrait-elle à sa propre ruine, si elle n’avait aussi la forme de l’invocation et ne confondait dans la même adresse l’effort impuissant du moi pour être soi et la conscience de ne le pouvoir que par le secours d’un autre que soi?
La méthode pour prouver l’existence d’autrui consiste selon lichte à poser l’individualité comme une composante essentielle de la conscience de soi puis à déduire du concept d’individualité la nécessité, pour toute conscience, de n’exister qu’en relation avec une autre conscience qui pour ainsi dire la « complète42 ». Au terme de cette déduction, l’inter subjectivité apparaît comme une condition de possibilité de la conscience et plus particulièrement de sa réflexion sur soi. Mais la déduction de Fichtre reste purement théorique et la nécessité qu’elle infère, simplement formelle. Le thème de l’aiterité s’impose au contraire ici comme une nécessité à la fois formelle et matérielle. Il détermine le sens d’une relation que la souffrance, du même coup, suspend et requiert, et dont la forme se confond ainsi avec la forme de ce que Nabert nomme régénération.
Il est banal de dire que l’on souffre seul. Il ne s’agit pas ici de la solitude sereine du sage ou de la solitude extérieure de l’ermite mais de la solitude ontologique où le mal jette la subjectivité en l’expulsant du monde et de l’histoire. L’impossibilité du souffrir est l’impossibilité du partage. Elle est la désertification du monde entendu comme un champ de possibilités éprouvées et réalisées en commun avec d’autres. La « sécession des consciences », comme l’appelle Nabert, n’est pas seulement ainsi une espèce ou une conséquence particulière du mal humain : elle est la forme unique que concrétisent toutes ses occurrences, l’expression universelle de sa malignité. L’absurdité qu’on lui reconnaît habituellement épouse les effets d’une telle sécession : elle est indiscernable de cette atomisation de la pluralité humaine, de cette mise en suspens de l’être de l’homme entendu comme un être-ensemble partagé. La séparation d’avec l’autre reçoit immédiatement, en cette circonstance, la signification d’une rupture avec soi et plus profondément d’une scission, intérieure à l’existence elle-même, entre l’être et le possible. Même au vieux père Karamazov, foncièrement corrompu et se vantant volontiers de vivre pour lui seul et « sans besoin de personne », il arrivait, dans l’ivresse, de ressentir soudain une «atroce angoisse»; il lui fallait alors «à tout prix » un «autre homme » qu’il put appeler, « fût-ce pour contempler son visage ou échanger avec lui quelques mots, même insignifiants41 ». L’enfer, bien sûr, n’est pas «les autres » : il est l’absence de tout autre. Individuation radicale, certes, la souffrance rive sans recours chacun à son être; elle est d’abord l’impossibilité de ne pas être soi. Mais l’homme qui souffre ne peut pas plus demeurer auprès île soi qu’il ne peut fuir au-devant de soi. Il lui est donc également impossible d’être et de ne pas être soi. Il est soi en ne pouvant l’être. Cette contradiction est irréductible : elle définit l’incompatibilité formelle de la souffrance avec elle-même.
Elle n’en appelle pas moins une solution. Or, de cette solution, le principe apparaît nécessairement à l’individu qui l’éprouve et qui éprouve ainsi son insuffisance. On dit parfois d’une lettre qui n’a pas encore atteint son destinataire qu’elle reste « en souffrance » : il est essentiel a la souffrance d’être en souffrance d’un Autre. Perdu comme partenaire de l’échange ou comme interlocuteur du discours quotidien, l’autre est retrouvé comme le foyer absent des possibilités suspendues par le mal et comme l’allocutaire indéterminé d’un appel visant pour ainsi dire son objet « à vide ».