Philosophie et psychologie
Imaginons un étudiant qui veut en apprendre beaucoup, ou au moins un peu, sur la pensée, les rêves, la connaissance de soi, les émotions et les sentiments (l’amour, surtout), la sexualité, le bonheur, les relations familiales, bref des choses qui l’intéressent, voire le préoccupent. Il peut hésiter alors entre faire des études de philosophie et des études de psychologie. Dans quelle filière s’inscrire? La philosophie, il l’a déjà rencontrée en terminale. « On étudie beaucoup de textes d’auteurs du passé, dont certains sont passablement obscurs. Il faut rédiger des dissertations, selon une méthode que le professeur semble bien en peine d’expliquer. On ne doit jamais dire ce que l’on pense, seulement répéter ce que les grands philosophes ont dit, mais on n’y parvient jamais correctement. En plus, à l’université, en philosophie, on fait de la logique. Or cela ressemble beaucoup à des mathématiques. C’est difficile et ennuyeux I Essayons donc la psychologie. Au moins, c’est de « la science », on y apprend des faits, des choses vraies. » Ce discours n’est pas si naïf. Un tel optimisme sur la substitution de la philosophie par la psychologie n’animait-il pas les promoteurs des sciences psychologiques à la fin du XIXe siècle, exactement comme il a dynamisé la naissance de la sociologie. La philosophie ne correspond-elle pas à un état dépassé de l’étude de l’esprit? Comme la calèche, le train à vapeur, l’imprimante à aiguilles, il faut déposer la philosophie au musée de la pensée humaine. Toutefois, George Canguilhem, dans son « Qu’est-ce que la psychologie ? » affirme que : Pour la psychologie, la question de son essence, ou plus modestement de son concept, met en question aussi l’existence même du psychologue, dans la mesure où, faute de pouvoir répondre exactement sur ce qu’il est, il lui est bien difficile de répondre sur ce qu’il fait. (1968, p. 365)
La psychologie attire les foules, mais dès qu’on s’interroge sur son épistémologie, ses conditions de scientificité, c’est un colosse aux pieds d’argile. De quoi est-elle la science ? De l’âme, de l’esprit, du cerveau, du comportement? L’homme de la psychologie est l’objet de tests, dans une conception purement instrumentale de la rationalité. Cette mauvaise opinion des philosophes au sujet de la psychologie se retrouve chez Foucault (1994). S’il avait à enseigner la psychologie, explique-t-il, il ne le ferait qu’avec un masque, en déformant sa voix. Puis il arracherait le masque, reprendrait sa voix normale, « et [il] ferait de la philosophie, quitte à rencontrer, à ce moment-là, la psychologie, comme une sorte d’impasse absolument inévitable et fatale » (1994, p. 448). On voit que les rapports entre philosophie et psychologie restent conflictuels, particulièrement dans la perspective de la philosophie pratiquée en France dans la seconde moitié du XXe siècle, qui ne lui a pas ménagé ses critiques. Le conflit entre philosophie et psychologie n’est certes pas sans fondement. Car, comme le dit Pascal Engel, dans Philosophie et psychologie :
En prétendant être une science naturelle, la psychologie entend, explicitement ou pas, soumettre l’esprit humain à une explication de type causal comparable à celles qui ont cours dans les sciences naturelles, et par conséquent à nier la liberté humaine. (1996, p. 23)
Sans prétendre traiter ici de la vaste et complexe question de la compatibilité du déterminisme causal et de la liberté humaine, on peut se limiter à deux remarques, destinées simplement à aider notre étudiant à faire son choix entre des études de philosophie ou de psychologie, ou à se dire que, finalement, rien ne l’empêcherait de penser à un double cursus I Ces remarques traitent de deux problématiques, qui sont au cœur de la philosophie contemporaine, celles du psychologisme et du naturalisme.
Le psychologisme
consiste à réduire toute l’activité de l’esprit à des opérations psychologiques; ce qui donne à la psychologie, comme discipline scientifique, le rôle central dans toute explication de la pensée. Frege puis Husserl ont été les principaux critiques du psychologisme au tournant des xixe et xxesiècles. Frege a dénoncé la réduction des entités et des lois propres à la logique et aux mathématiques à la psychologie. Logique et mathématiques n’appartiennent pas au monde naturel, ni à l’univers des représentations mentales, mais à un «troisième monde», celui de l’« être-vrai ». On n’invente pas ses entités et ses lois. Ce ne sont pas non plus de simples fictions utiles. Elles sont découvertes. Le sens d’une proposition n’est pas une représentation, mais une entité autonome, qui elle aussi appartient au «troisième monde». Une «pensée» est le contenu objectif de ce qui est pensé. Il ne faut pas confondre l’acte psychologique d’assertion d’un contenu, en assimilant ainsi la référence a une réalité mentale, avec ce contenu lui-même, qui est objectif. Pour Frege, le psychologiste «dissout tout dans la bassine psychologique» (1918-1919, p. 144). La loi de non-contradiction (p et non p ne peuvent pas être vraies à la fois) n’est pas une propriété de nos manières courantes de penser, un fait psychologique, qui admet des exceptions, mais une loi de l’être-vrai. Le psychologisme conduit au relativisme, au scepticisme et constitue aussi une forme d’idéalisme. Le psychologisme est aussi un «génétisme». Il cherche à expliquer ce qu’est une chose (une loi logique, par exemple) en examinant la manière dont on forme psychologiquement sa notion. Expliquerait-on la constitution des océans en décrivant la façon dont quelqu’un s’en forme une représentation ? Comment expliquer l’erreur logique en termes de psychologie, puisque l’explication psychologique repose elle-même sur la différence entre ce qui est correct et ce qui ne l’est pas (faux). La psychologie peut expliquer la façon dont on fait des erreurs, ou la formation des préjugés, mais elle n’explique pas ce qu’est la pensée correcte.
Le psychologisme ne concerne pas seulement la logique ou les mathématiques. Il s’étend à l’éthique ou à l’esthétique, en conduisant à affirmer que, finalement, les valeurs morales et esthétiques sont réductibles à des états psychologiques et des opérations mentales dont la psychologie montre comment elles se forment. Comme le dit Pascal Engel, « le psychologisme en général consiste à confondre systématiquement ce qui a la nature d’une règle ou d’une norme avec un principe de fonctionnement ou une loi psychologique » (1996, p. 76).
Dès lors, à l’étudiant hésitant, ne faudrait-il pas répondre : « Si vous voulez simplement apprendre quelle est la cause psychologique de la formation de vos croyances, faites donc de la psychologie. Mais si vous voulez savoir pourquoi, par exemple, les lois de la pensée sont ce qu’elles sont, alors faites de la philosophie. Mais vous pouvez aussi vous intéresser au deux. Pourquoi une attitude antipsychologiste impliquerait-elle de nier l’existence de phénomènes et d’une causalité psychiques, étudiés par la psychologie ? Et à l’inverse pourquoi l’étude de la psychologie interdirait-elle de se poser la question (non psychologique) de savoir ce qui rend vrai, par exemple, une loi logique, la distinction entre le bien et le mal ou l’attribution de la propriété d’être beau à un tableau ?» ? On peut faire de la psychologie sans être psychologiste, et faire de la philosophie sans penser qu’aucune explication psychologique n’a de valeur épistémologique.
Toutefois, notre étudiant peut hésiter. « Bon, c’est d’accord. Mais un double cursus, cela va faire vraiment beaucoup de travail : la philosophie pour la découverte des normes de la pensée logique, la psychologie pour la formation des croyances. Il ne faut pas aimer sortir le weekend ! Il n’y aurait vraiment pas moyen de se passer de l’un des deux? ». Peut-être. L’un des principaux philosophes analytiques, Willard V. Quine, considère que le projet traditionnel de l’épistémologie, fonder la connaissance, est un échec. Pour lui, « la stimulation de ses récepteurs sensoriels est toute la preuve sur quoi quiconque peut, en fin de compte, s’appuyer pour élaborer sa représentation du monde. Pourquoi ne pas se tourner vers la psychologie ? » (1977, p. 89). Si l’important est de savoir comment nous avons acquis nos connaissances, une explication scientifique est alors ce qu’on cherche. L’épistémologie n’est pas finie, mais elle existe «à titre de chapitre de psychologie et donc de science naturelle» (1977, p. 96). Notre étudiant n’a donc plus besoin d’un double cursus, mais d’un simple nuage de philosophie dans son breuvage théorique.
Toutefois, on peut se demander si, en expliquant la connaissance en termes de causalité naturelle, on a le moins du monde expliqué la connaissance. Car il s’agit d’une notion normative, liée à l’idée de justification (être juste dans ce que l’on croit). Qu’on puisse expliquer comment se forme une croyance est une chose, que cela justifie la légitimité de cette croyance en est une autre. Les philosophes ne recherchent pas les causes des phénomènes, mais les raisons, par exemple celles de la croyance. On peut cependant demander, comme Pascal Engel, s’il est vraiment possible de séparer raisons et causes (1996, chap. V). Pour lui, si la psychologie n’est pas suffisante par elle-même pour déterminer ce qui fait de certains processus des exemples de connaissance, « elle peut cependant nous donner des informations essentielles – à condition que nous les interprétions correctement – sur la nature de ces processus» (1996, p. 383). À notre étudiant, nous répondons de nouveau en lui proposant un double cursus, le mariage fécond de la philosophie et de la psychologie. Après tout, la « naturalisation » de l’épistémologie peut être interprétée comme sa transformation en une ingénierie de la connaissance: le philosophe dirait quels sont les processus les mieux adaptés à la découverte de la vérité, tout comme l’ingénieur dit quand un pont est fiable ou combien de béton il faut ajouter pour qu’il le soit (voir Engel, 2007, p. 208).
Pour les naturalistes
cependant, la philosophie doit céder la place à la psychologie, en tant que science, pour se cantonner dans les questions éthiques et politiques, en attendant que des sciences apparaissent aussi dans ces domaines, réduisant plus encore son domaine d’investigation. Cette avancée des sciences transforme la philosophie en art de parler de ce que l’on ignore. Aussi différentes dans leurs détails que soient les thèses qu’ils soutiennent, les naturalistes rejettent la thèse selon laquelle les propriétés normatives ou évaluatives sont autonomes, voire indépendantes des faits descriptifs ou naturels. Un philosophe qui serait naturaliste dans tous les domaines dirait que, finalement, les propriétés morales sont descriptives et naturelles. L’une des questions fondamentales de la pensée contemporaine est de savoir si, et jusqu’à quel point, le naturalisme est une thèse correcte.
Supposons en effet la propriété P, d’être bon. Un naturaliste affirmera que P survient sur différents états mentaux. Si Pierre est bon, alors P survient sur différents états mentaux ou comportements, comme (M) de maximiser le bien-être des gens qui l’entourent ou (V) d’être vertueux. Mais M et V ne sont pas identiques. Donc P ne peut pas être identique à aucun d’entre eux. Dès lors, ce que c’est d’être bon pourrait être relié à des propriétés descriptives (pour autant que M et V soient vraiment des propriétés de cette sorte), sans y être réductible, c’est-à-dire sans qu’on puisse dire que la psychologie, ou une science descriptive quelconque (la sociologie, les sciences cognitives, l’anthropologie) épuisent l’explication. Non seulement il n’y aurait pas de compatibilité entre philosophie et psychologie, mais le projet d’une réflexion sur ce que c’est d’être bon ne peut pas être réalisé en termes de psychologie. Si la psychologie a la prétention d’épuiser l’explication, c’est qu’elle épouse une certaine conception philosophique (et métaphysique), celle de la clôture causale (ou de la complétude causale), selon laquelle toute explication correcte se fait en termes de causes physiques. Parfois, les psychologues (les sociologues, les spécialistes des sciences cognitives, mais aussi les- physiciens, biologistes et autres chimistes) l’épouse comme si elle allait de soi, ce qui est loin d’être le cas. Certains philosophes au tournant du xixe et du xxe siècle, et depuis, ont insisté sur une différence entre explication (causale) et compréhension (par des raisons).
Comme le dit Vincent Descombes, « le causaliste [le naturaliste] ne voit pas comment on pourrait expliquer une action par l’intention de l’acteur [celui qui agit] si cette intention ne trouvait pas une place dans la chaîne causale qui aboutit à la production des gestes et mouvements par lesquels l’action est exécutée » (1995, p. 51 ). Sinon, le but, ce que l’acteur veut obtenir, pourrait produire des effets. Or, le causaliste ne peut pas accepter cela : le projet doit, dans l’esprit, être une représentation qui joue un rôle causal pour la réalisation de quelque chose. L’action serait exécutée sous l’effet d’une représentation préalablement formée.
« En revanche, l’intentionnaliste ne voit pas comment l’intention serait une cause mentale de l’action», dit Descombes (1995, p. 52). Pourquoi l’intention serait-elle un état ou un acte mental préalable et distinct de l’action elle-même ? « Lorsque nous disons que quelqu’un se destine à la profession de médecin, nous ne parlons pas d’un acte mental, accompli à telle date, acte par lequel une conduite de sa part serait causée» (1995, p. 52). Nous parlons d’une continuité, celle de ses efforts et de ses décisions en vue de parvenir à ses fins. Il n’a pas besoin d’avoir cette intention constamment à l’esprit.
La difficulté de fond, pour l’étudiant hésitant entre philosophie et psychologie, est alors la suivante : il n’a pas le choix entre, d’une part, la compréhension philosophique des êtres humains, consistant à les penser en termes d’esprit et de conscience, et d’autre part, l’explication scientifique, qui pense l’être humain en termes de lois naturelles. Ce schéma est positiviste, en ce qu’il isole une philosophie herméneutique (héritée de W. Dilthey et de H.-G. Gadamer, celle aussi développée par P. Ricœur), qui ne s’occuperait que du sens des phénomènes humains des processus causaux, dont l’étude ne permet pas de saisir ce sens. Ce qu’on trouve chez Aristote et saint Thomas, et retrouve dans tout un courant philosophique contemporain dans le sillage du second Wittgenstein, c’est l’idée qu’une explication téléologique, qui prend au sérieux l’idée d’expliquer quelque chose par son but, est possible. Dans une explication téléologique, on tient compte de ce en vue de quoi elle existe et se réalise, c’est-à-dire en répondant à la question «pourquoi?». Les philosophes modernes, depuis Descartes, ont jugé qu’il convenait d’éliminer les explications téléologiques dans les sciences, parce qu’elles seraient métaphysiques et n’expliqueraient rien. Que cela soit possible ou même souhaitable est une question controversée. Or, l’explication téléologique ne contredit pas l’explication causale – et la seconde ne peut donc pas remplacer la première. Quand nous expliquons un comportement humain, nous recourons à une explication fonctionnelle, qui est, finalement, une explication téléologique. Mais c’est une explication dans laquelle nous ne prétendons pas que la fin est déjà présente dans l’esprit de celui qui agit. La relation entre philosophie et psychologie, s’il est malaisé d’indiquer en quoi elle peut ou doit consister, n’est certainement pas l’opposition d’une discipline dépassée, la philosophie, et d’un savoir qui serait enfin scientifique.
Espérons que l’étudiant a maintenant plus d’éléments pour se décider dans son choix d’études…
Vidéo : Philosophie et psychologie
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