Métaphysique , herméneutique , phénoménologie : Questions de méthode
Que l’expérience de l’injustifiable enveloppe une exigence de justification indiscernable de notre effort même pour être, c’est ce qui nous imposera de faire droit pourtant aux expressions qu’une telle exigence a trouvées dans le mythe et la spéculation. La métaphysique en témoignera en premier lieu. Construire un système de propositions capable d’intégrer toutes choses dans un ordre où chacune trouve sa place et sa raison d’être, telle est, en effet, l’ambition spéculative d’une discipline qui croit trouver, dans le mal, un défi à sa mesure. Même dénoncée par Kant comme une tâche qui dépasse le pouvoir de la raison humaine, cette construction a l’intérêt d’étendre au maximum les ressources du discours cohérent. D’ailleurs, la critique de toute métaphysique qui voudrait se présenter comme science laisse subsister la métaphysique envisagée comme une disposition naturelle » de l’esprit humain. La souffrance est comme la rose : sans pourquoi, mais elle n’est jamais sans demander pourquoi. Les enfants atteints de cancer construisent spontanément des interprétations du monde qui sont autant d’essais pour intégrer à un ordre signifiant l’événement insensé de la maladie. L’insuccès de leurs tentatives fait lui-même partie de leur expérience de celle-ci. Il prouve à la fois l’impuissance de notre savoir et la force d’une question qui survit à cette impuissance. Comment ne pas évoquer ici, par contraste, l’épisode rapporté par Primo Lévi dans le récit de son séjour à Auschwitz ? « Un jour, poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. « Warum » — pourquoi ? —, demandé-je dans mon allemand hésitant.
Hier ist hein warum » — ici, il n’y a pas de pourquoi —, me répond-il en me repoussant rudement' ». » La métaphysique assume à bon droit ce « pourquoi ? ». On ne peut donc ignorer les développements qu’elle lui a donnés. Mais, en lui prêtant la forme d’un problème qu’elle prétend pouvoir résoudre dans les termes d’un savoir élaboré de manière parement rationnelle, elle reste impuissante à en assigner le lieu et le sens véritables.
De cette impuissance, le recours au mythe est l’aveu. 11 témoigne, au sein même de la métaphysique du mal, des limites du discours entendu comme un effort de justification systématique du réel en sa totalité. Non que le mythe ne partage rien d’un tel effort : sa fonction est précisément d’intégrer dans une histoire cohérente une expérience humaine multiple et fragmentaire. Il s’agit dans sa perspective aussi de donner au mal une place dans un ordre où il accède a la signification et où se trouve à la fois dramatisée et conjurée la menace qu’il fait peser sur la compréhension que l’homme a de la réalité. A sa manière, il explique d’où viennent les maux, quelle est leur nature et comment il est possible de les vaincre. Mais sa voie n’est pas celle du concept mais du symbole. Et la part de fiction qui s’y mêle en souligne le caractère nécessairement obscur et incomplet. A mi-chemin d’une expérience muette et d’un discours trop pressé de plier a l’ordre de ses raisons le désordre réel des choses, il est l’objet privilégié d’une herméneutique du mal. Cette herméneutique substitue, au chemin direct d’une déduction progressant d’idée claire en idée claire, la voie indirecte d’un déchiffrement des signes dans lesquels l’homme projette la face nocturne de son existence. A l’excès du non sens succède alors l’infini d’un sens que n’articule aucun savoir mais que partagent et se disputent des interprétations se contestant mutuellement le droit de conclure.
Mais le mythe correspond seulement à une espèce particulière de symboles, ceux précisément qui sont articulés en forme de récits, dans lesquels se manifeste leur pouvoir propre de signification et de mise en ordre. Or il existe un langage moins ordonné mais plus primitif que celui du mythe — plus primitif même que le langage symbolique en général. C’est le langage de la plainte. Les ressources descriptives d’une phénoménologie devront être dissociées alors des ressources interprétatives d’une herméneutique dont l’ambition reste de monnayer en significations un événement en soi dénué de signification. Cette phénoménologie commencera précisément par mettre entre parenthèses toutes les spéculations mais aussi toutes les symbolisations auxquelles le mal a donné lieu dans l’histoire et dans la culture. En recentrant sur la souffrance — plutôt que sur la faute et le péché — la pensée du mal, elle mettra au jour un sol d’expérience véritablement universel. Mise en œuvre tout au long de cet ouvrage, elle sera présentée plus spécialement dans sa dernière partie.
Mais une phénoménologie de la souffrance ne serait pas philosophiquement légitime, si elle ne permettait pas de rejoindre le plan même sur lequel s’établit la conception éthique du mal. C’est donc à cette conception que la description devra faire droit. Les aspects contextuels du jugement de culpabilité peuvent-ils être ramenés aux traits universels de l’expérience de la victime r La possibilité du mal « moral » peut-elle être ressaisie, en fait comme en droit, à partir de la réalité du mal « physique » Telles sont les difficultés que devra affronter, dans la voie qui est la sienne, une méthode qui veut voir dans ce mot de Lucrèce : « la terre entière est dans la peine », une invitation non à se lamenter mais à situer la question du mal là même où elle s’impose et où celui ci se montre comme ce qu’il est.Métaphysique , herméneutique , phénoménologie