Logiques
Cependant, si la logique a une importance historique dans la philosophie du xxe siècle, les philosophes analytiques n’en ont-ils pas exagéré l’utilité ?
Qu’on apprenne à raisonner en faisant de la logique est discutable. Rien ne prouve que la maîtrise de la logique assure une compétence pour philosopher de façon rigoureuse. Premièrement, à quoi sert de faire des inférences logiques rigoureuses si les prémisses dont on part sont discutables ? C’est ce qu’on peut reprocher à certains philosophes analytiques, voire à tous. Ils semblent se tromper sur l’enjeu véritable de la philosophie : non pas des inférences impeccables, mais des visions éclairantes. Ajoutons que la structuration logique de leurs arguments n’est pas pour rien dans leur arrogance. Deuxièmement, certains as du calcul des prédicats et des algorithmes les plus sophistiqués adoptent des idées insensées et fort obscures dès qu’ils sortent de leur domaine strictement formel – un comportement intellectuel fréquent aussi chez certains scientifiques. Pour peu qu’il s’agisse de philosophie, on pourrait lâcher la bride. Ainsi, les philosophies analytiques et les logiciens ne se tromperaient-ils pas de rigueur ? Que leur apprend vraiment la logique ?
La logique est une discipline qui est à la fois formelle (ou symbolique) et philosophique. Formelle, elle consiste en systèmes logiques, qui prennent la forme d’axiomes et de règles de constitution des suites autorisées de symboles et de règles pour dériver certaines formules d’autres. Ces systèmes logiques fonctionnent comme des calculs, d’où leur rôle fondamental dans le développement de l’informatique et de tous les systèmes automatiques de traitement de données codées. (Qui utilise un ordinateur peut difficilement dire que la logique ne sert à rien ou n’apporte rien…) Ces systèmes permettent de formaliser des arguments et de déterminer s’ils sont valides (si les prémisses sont vraies, la conclusion est vraie), consistants (si les prémisses sont vraies, la conclusion peut l’être aussi), fondés (valides, avec des prémisses vraies) ou non. Les systèmes sont plus ou moins propres à formaliser des énoncés du langage ordinaire, en fonction des opérateurs logiques qu’ils contiennent. Le xxe siècle aura été une époque particulièrement féconde pour le développement de systèmes logiques répondant à des besoins de formalisation fine du langage ordinaire. Même si les apprentis philosophes apprennent principalement le calcul des propositions et le calcul des prédicats, disons des logiques «classiques», il existe des systèmes logiques «non classiques», aux capacités expressives plus délicates: les logiques modales, déontiques, intuitionnistes, épistémiques, temporelles, hybrides, trivalentes, avec n valeurs de vérité, ou encore les logiques connectives, floues, para consistantes, etc. Cette délicatesse se paie en retour par l’absence de certaines propriétés formelles, comme la décidabilité logique. (Un système est décidable s’il existe un procédé effectif permettant de déterminer si une formule, dans ce système, est un théorème de ce système. Finalement, cela revient pour ce système à être à la fois non contradictoire et complet, mais tous les logiciens ne sont pas d’accord à cet égard.) Nous vivons dans une époque faste pour la logique et pour la relation entre logique et philosophie. Ne faut-il pas s’en réjouir et en profiter ?
Par exemple, en logique modale, on utilise des opérateurs de nécessité et de possibilité (Il est nécessaire que /Il est possible que). En logique temporelle, on tient compte de la flèche du temps. En logique trivalente, il n’y a pas que deux valeurs (vrai et faux) pour une proposition, mais aussi une troisième, indéterminée. La richesse de tels développements dans le domaine de la logique formelle impressionne. On pourrait continuer à dire :
« Oui, mais qu’est-ce que tout cela à avoir avec la philosophie ? Cela ne détourne-t-il pas le philosophe de sa vocation de créateur de concepts? ». Aristote (voir les Premiers Analytiques), les stoïciens, beaucoup de philosophes médiévaux, Leibniz, ne se seraient pas demandés si tout cela était de la philosophie et digne d’intérêt. Pour eux, la possibilité de formalisation du langage ordinaire et l’étude du fonctionnement logique de l’argumentation sont philosophiquement décisives.
Certes, le développement de la logique formelle peut n’entretenir aucun lien étroit avec un questionnement philosophique. L’apprenti philosophe n’a pas besoin d’être logicien, au sens d’un expert dans la maîtrise des systèmes formels considérés pour eux-mêmes, et des procédures d’inférence examinées abstraitement. En revanche, pour lui, la logique a deux intérêts. Premièrement, la logique formelle est un objet particulièrement intéressant pour la philosophie et, deuxièmement, tout un ensemble de questions philosophiques exige un traitement logique. Ainsi, la logique est doublement intéressante pour le philosophe, dans le cadre de la philosophie de la logique et dans celui de la logique philosophique.