L'impuissance de dieu : La souffrance de dieu
Si le christianisme a condamné la gnose, c’est moins parce qu’elle mettait en question le dogme de la toute-puissance divine, que parce que, à l’instar du manichéisme, elle concluait de l’impuissance de Dieu à la puissance supérieure d’un Ouvrier créant le monde selon des principes radicalement étrangers aux siens et entraînait ainsi la ruine du monothéisme. Sous le nom de « kénose », en effet, les Pères de l’Église avaient eux-mêmes commenté le mystère d’un Dieu paraissant, pour faire place à la liberté humaine, s’être lui-même retiré de son œuvre. Or ce mystère est celui d’un Dieu qui a, sans doute, la puissance de sauver l’homme, mais non celle d’empêcher l’homme de se damner : en se retirant du monde, il choisit de laisser l’homme choisir ; il choisit donc de renoncer à sa puissance ou à une partie de sa puissance. Quel sens donner cependant ici au mot « puissance » ? En i énonçant à gouverner en tyran, Dieu renonce-t-il à toute espèce de puissance ? Ne doit- on pas opposer plutôt, à la puissance matérielle que le maître exerce sur ses cm laves, la puissance spirituelle de l’amour? Le renoncement à l’une n’est il pas l’affirmation de l’autre ? Chez le prophète Esaï, déjà, la « puissance » de Dieu est affirmée moins souvent que sa « bonté » et sa « sainteté ». Et, quand elle l’est, ce n’est pas comme un attribut séparé de ces dernières mais comme ce en quoi précisément elle consiste.
Cette identité ne prend cependant tout son sens qu’avec le thème chrétien du Dieu souffrant. La recherche d’un accord doctrinal sur l’unité des trois personnes qui composent la sainte Trinité et plus particulièrement sur le rapport entre la souffrance et la divinité du crucifié a alimenté les discussions dans l’Église des IVet v siècles : le Verbe a-t-il souffert ou s’est-il seulement approprié les souffrances humaines à travers la personne de Jésus-Christ ? Le dogme augustinien de l’impassibilité divine semblait interdire une interprétation littérale de la proposition : « le Verbe s’est fait chair ». L’exclure, cependant, c’était supposer que la souffrance du I ils n’était pas ipso facto celle du Père et menacer la divinité du premier. Trois thèses sont alors en présence : la première affirme que seule l’humanité assumée par le Verbe a connu la souffrance ; la deuxième suppose que le Verbe souffre en tant seulement qu’il subsiste en l’humanité ; la troisième enfin admet que le Verbe lui même souffre. En renonçant au dogme augustinien, Luther adoptera lui-même cette dernière thèse —dite « théopaschiste »— et affirmera ensemble l’historicité et la possibilité de Dieu : parce que Dieu lui-même devient homme dans le Christ, Dieu lui -même souffre. Si cette controverse a ici sa place, c’est qu’un Dieu souffrant est nécessairement un Dieu impuissant. Mais, ici encore, l’impuissance de Dieu est identique à sa puissance, comprise comme la puissance de l’amour ; elle a elle-même le sens d’un don par lequel Dieu s’humilie pour le salut de tous.
I ‘extrême passion coïncide avec la plus haute action. C’est en souffrant que Dieu sauve les hommes.
C’est pourtant cette identité, entre l’impuissance du souffrir et la puissance de l’amour, que la raison ne peut admettre et dont la foi elle-même dénonce l’insuffisance : aime-t-il, celui qui laisse souffrir sa créature Pet, s’il aime, aime-t-il autrement que n’aiment les hommes ? De Dieu, celui qui souffre n’attend-il pas autre chose que l’assurance d’une souffrance partagée ? Le Fils lui-même ne l’attend-il pas du Père lorsqu’il demande : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?» La souffrance de Dieu ne justifie ni ne soulage la souffrance de l’homme. Elle en est seulement l’expression emphatique ou redondante. Quand l’homme se plaint, il invoque une puissance qui ne soit pas seulement celle, tout idéale, de l’amour. Et quand le silence seul répond à son appel, il est comme cette lemme qui avait eu la main écrasée par la porte d’un grand magasin et qui avait été laissée sans secours par la foule nombreuse : longtemps après, la douleur avait disparu, mais il restait la souffrance de n’avoir été pas secourue ; et l’on peut penser que cet abandon avait, au moment où elle était vécue, augmenté la douleur elle- même de quelques degrés. Difficilement accessible à la raison, l’idée d’un Dieu impuissant l’est donc autant à une espérance qu’entretient avant tout l’attente .l’une grâce efficiente.la gnose