Liberté et lâcheté
Vous voilà arrivé à la fin de l’ouvrage au seuil de cette notion que contenaient plus ou moins implicitement toutes les autres – la liberté. Et c’est peut-être la notion dont il est le plus difficile de parler car au fond, nous savons bien, vous et moi, qu’elle ne s’exprime que dans les actes. Certains se complaisent à dire que la liberté n’existe que dans la pensée, mais beaucoup trop se servent de ce discours comme excuse pour mieux supporter de ne rien faire.
Si la liberté suppose en effet toujours l’exercice d’une pensée autonome, elle ne s’exerce pourtant qu’en acte et ne peut-être simplement en puissance. En ce sens, il n’y a pas apparemment de degrés dans la liberté ; et celui ou celle qui se prétend « à moitié » libre ne l’est certainement en réalité pas du tout. Exercer sa liberté est peut-être aussi ce qui suppose le plus grand effort et le plus grand risque, car elle met chacun face à lui-même et à ses responsabilités. Ceci explique peut-être pourquoi la plupart des hommes lui préfèrent le confort et la sécurité. Comment expliquer autrement le fait que la majorité puisse à la fois et souvent être malmenée et malheureuse et pourtant respecter l’ordre des choses ? « On vit tranquille aussi dans les cachots » écrivait Rousseau, mais il rajoutait aussitôt : « est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés. ». On comprend alors que la question de la liberté n’est pas séparée de celle de notre bonheur ; il s’agit simplement de savoir pourquoi et comment la plupart préfèrent renoncer au bonheur et à leur liberté et de fait à la possibilité d’écrire leur propre vie.
Liberté et lâcheté
Si l’on regarde autour de soi, il est toujours étonnant de voir qu’il y a finalement très peu de gouvernants pour le nombre de gouvernés. Il est encore plus étonnant de constater que dans ces gouvernants il y a bon nombre de tyrans et dans les gouvernés une majorité d’êtres soumis (se nommant au choix travailleurs, exploités, esclaves, serfs, sujets, anonymes épuisés…).
Pourtant, d’un simple point de vie mathématique ou quantitatif, il est évident que la force est du côté de ceux qui sont soumis puisqu’ils sont les plus nombreux. Ce constat nous amène à supposer, pour reprendre l’expression de La Béotie, que la servitude est volontaire. Cela signifie qu’il faut renverser l’ordre des croyances, en finir avec les excuses, et se demander si cette majorité qui se dit opprimée et asservie par la vie ou les
tyrans, et oubliée par les autres, n’est pas tout simplement une majorité qui refuse de sortir de l’état de minorité’et est ainsi tout autant responsable de sa situation que ceux qui l’oppressent ou la dominent.
Kant, Qu’est ce que les Lumières ?, 1784
« Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui,
minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser). Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur I Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc ou ils les ont enfermé. Ils leur montrent les dangers qui les menacent, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai. Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. […]
Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais ¡’entends présentement crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas » ! L’officier dit : Ne raisonnez pas, exécutez I Le financier : « Ne raisonnez pas, payez ! » Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez I ». »
Alors que de nombreux philosophes et théoriciens affirment que l’homme pensait mal par manque de méthode ou de formation ; Kant constate que la plupart des hommes ne pensent pas du tout par manque de courage. Or, c’est justement à ce défaut d’audace que s’oppose l’esprit des Lumières que Kant résume en reprenant la formule d’Horace : « Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement ». Au courage et à l’audace s’opposent « la paresse et la lâcheté » qui permettent aux hommes de se comporter comme s’ils restaient éternellement des enfants incapables de penser par eux-mêmes. Mais ce qui apparaît au premier abord comme une solution de facilité ou une solution confortable puisqu’elle évite toute responsabilité se révèle bien vite comme la pire des solutions pour l’homme puisqu’elle l’empêche justement d’en devenir un, et le maintient dans une existence de troupeau domestique. Comprenons bien ici ce que signifient la paresse et la lâcheté. La paresse ne consiste pas à ne rien faire et à profiter de la vie, elle consiste à être incapable de faire le moindre effort pour s’en sortir par soi-même et se dévoile donc comme aveu d’impuissance. La sentence est en ce cas immédiate ; refuser de penser par soi-même revient à accepter d’être soumis à la pensée d’autrui : « Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même ». La définition de la lâcheté apparaît alors de façon évidente : être lâche consiste à ne pas savoir ce et ceux qu’il convient de fuir ou de poursuivre. Être lâche consiste bien en effet à fuir quand il convient de rester ou à rester alors qu’il convient de partir
Les conséquences d’une telle attitude sont multiples et souvent désastreuses pour les lâches. Elles permettent d’une part à un certain nombre de personnes de pouvoir exercer sans partage leur pouvoir ; mais il est ici difficile de leur en vouloir ou de les juger puisque leur pouvoir vient non seulement de leur courage à penser par eux-mêmes mais aussi de la volonté des mineurs de se laisser diriger. La critique de Kant au sujet des tuteurs, des directeurs, et des meneurs de toutes sortes, est plutôt d’ordre moral. Il leur reproche de se faire passer pour bons : « ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité ». En même temps, il est difficile pour celui qui se fait passer pour expert et veut conserver son pouvoir de ne pas faire croire qu’il donne de bons conseils.
Pourtant on sent bien que la situation peut devenir désastreuse pour la majorité si elle refuse de faire ce pas en avant vers l’autonomie car elle confond vite les tuteurs avec des guides auxquels elle est prête à obéir. Contrairement à ce que croit l’opinion, ce n’est pas la liberté qui est dangereuse en société (et que l’on accuse à tort de pouvoir mener à l’anarchie) ; mais bien l’obéissance quand elle devient aveugle.
Après la seconde guerre mondiale, et voulant comprendre le comportemeni de tout ceux qui avaient collaborés au système mis en place par le* nazis, Stanley Milgram mis au point une série d’expériences permettaw d’examiner les processus d’obéissance et de soumission à l’autorité quand elle apparaît légitime (tout en posant néanmoins des problèmes d< conscience ou de morale). Le but de chaque expérience est de mesure et d’observer ce que fait un sujet lorsqu’on lui demande d’exécuter m ordre contraire à la morale et à la légalité ordinaire. Pour ne pas interveni sur le recrutement des sujets de l’expérience, Milgram fit simplemen paraître une annonce dans un journal local concernant une étude su l’apprentissage et la mémoire.
Les personnes, de tous milieux et de toutes conditions, ayant répondu l’annonce étaient ensuite convoquées à l’université de Yale où un professeu en blouse blanche comme preuve apparente d’autorité et de légitimiti se présentait comme étudiant les effets de la punition sur les processif de mémorisation. Deux personnes étaient alors tirées au sort pour joue le rôle d’élève ou d’enseignant sous le regard d’un expérimentateur cens contrôler le bon déroulement de l’expérience. L’élève devait mémoris« une liste de mots associés simplement comme « ciel et bleu », ou « nuaj et vent ». L’enseignant devait quant à lui interroger l’élève en donnant! première partie de l’association, et le punir par une décharge électriqi de plus en plus forte à chaque mauvaise réponse.
Compte rendu des expériences : L’appareil permettant d’envoyer les décharg électriques est gradué de 15 volts en 15 volts jusqu’à 450 volts précé< de la mention « Attention choc dangereux ». Après que « l’enseignant »
« l’élève » se soient présentés l’un à l’autre, l’expérience peut commenc sous l’œil expert de l’expérimentateur en blouse grise de technicien. À première fausse réponse, il est excessivement rare que « l’enseignanl n’applique pas aussitôt et de façon automatique la décharge électriqi à l’élève. À mesure que les mauvaises réponses se font plus fréquent et les décharges plus violentes, les réactions de « l’élève » deviennent i plus en plus impressionnantes. Les hurlements succèdent aux cris et
aux gémissements mais ne sont rien par rapport au silence qui se fait à partir de 300 volts. En moyenne, à partir de 150 volts, la majorité des « enseignants » sont pris de scrupules et se retournent vers l’expérimentateur dont le rôle est totalement défini avant même le début de l’expérience : il est chargé de rassurer ceux qui envoient les décharges avant de leur demander de continuer l’expérience en les assurant qu’ils ne seront pas responsables des conséquences. Si jamais « l’enseignant » refuse de continuer, l’expérimentateur s’adresse à lui dans les termes suivants et toujours dans le même ordre : « Veuillez continuer s’il vous plaît / L’expérience exige que vous continuiez / Il est absolument indispensable que vous continuiez / Vous n’avez pas le choix, vous devez continuer. ».
Si « l’enseignant » persiste dans son refus, l’expérience est interrompue. En dehors de ce cas, l’expérience est interrompue après que « l’enseignant » ait envoyé par trois fois la décharge maximale de 450 volts, ce qui arrive en moyenne dans plus de deux tiers des cas.
La simple description de cette expérience est affolante quant à ses résultats. Et le fait de savoir que le tirage au sort de départ est truqué pour que « l’élève » soit toujours joué par un complice (bon comédien qui en réalité fait semblant de recevoir des décharges) ne change pas grand-chose ; car celui qui a la place de « l’enseignant », lui, ne le sait pas, et donc ne joue aucun rôle si ce n’est le sien. Si vous vous trouvez au milieu d’une foule quand vous lisez ces lignes, ou même simplement sur une route, un quai ou dans un train, imaginez que plus des deux tiers des personnes qui vous entourent seraient prêts à vous envoyer par trois fois une décharge électrique fatale si une autorité, présentant l’apparence de la légitimité, leur ordonnait.
On peut toujours se dire qu’il est possible de critiquer les protocoles suivis par Milgram ; il n’en reste pas moins que cette expérience montre la dangerosité de l’obéissance à l’autorité lorsqu’on la croit légitime. Cela montre à quel point l’attitude de minorité que dénonçait Kant contient en elle-même les pires menaces. En ce sens, la paresse, la lâcheté, le refus de la liberté et de la responsabilité qui l’accompagne, constituent de véritables menaces.
Vidéo : Liberté et lâcheté
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