L'existence et le temps : Existence et essence
Définir l’existence par le fait d’être présent, d’être là (en s’appuyant sur le mot allemand qui désigne l’existence : Da-sein), et d’écrire sa vie par ses actes caractérise l’existentialisme dont Sartre sera le créateur et le premier défenseur. Si l’homme est « condamné » à exister et à donner lui-même un sens à sa vie, c’est avant tout parce qu’il n’a pas de définition ni, en tant qu’être conscient, d’identité donnée à l’avance. L’homme n’est ni un objet ni une chose dont l’utilité, le sens ou le but pourraient être définis une fois pour toutes.
Sartre, L’Existentialisme est un humanisme (1946)
« Le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a une utilité définie ; et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède l’existence, et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l’existence.
Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur […]. Ainsi, le concept d’homme, dans l’esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l’esprit de l’industriel ; et Dieu produit l’homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l’artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. Ainsi, l’homme individuel réalise un certain concept qui est dans l’entendement divin. Au xvme siècle, dans l’athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pour autant l’idée que l’essence précède l’existence. Cette idée, nous la retrouvons un peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et même chez Kant. L’homme est possesseur d’une nature humaine ; cette nature humaine qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d’un concept universel, l’homme ; chez Kant, ¡1 résulte de cette universalité que l’homme des bois, l’homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints à la même définition et possèdent les mêmes qualités de base. Ainsi, là encore, l’essence d’homme précède cette existence historique que nous rencontrons dans la nature.
L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine. Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien.
Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence ; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. »
S’appuyant sur un souci de cohérence, Sartre analyse les conséquences de l’athéisme philosophique en déduisant qu’un monde sans Dieu est d’abord un monde sans sens, ou plutôt un monde qui n’a que le sens que la conscience lui donne. Ainsi la conscience peut donner un sens, c’est-à-dire ici une utilité, aux choses qui l’entourent ; elle construit et produit même tous les objets artisanaux d’après un plan qu’elle détermine à l’avance. Mais, parce que l’être conscient qu’est l’homme n’est justement ni un objet ni une chose, on ne peut véritablement lui attribuer un sens à l’avance ou une fois pour toutes sans être aussitôt de mauvaise foi, car le propre d’un être conscient, dans un monde sans Dieu, est de pouvoir choisir par lui-même et en toute liberté le sens et les actes de son existence.
Dès lors, l’homme, ne répondant à aucune définition ni à aucune préconception déterminée ne peut être défini avant son existence : « il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ». En perdant une âme qui définissait une universalité ou une nature humaine, l’homme gagne une conscience et une liberté absolue qui le rendent totalement responsable de son existence. L’homme ne deviendra pas forcément grâce à cela ce qu’il rêve ou espère être, il sera simplement le résultat de ses actes et de ses choix qui chacun à leur tour le caractériseront. Aucune excuse ne sera plus valable alors pour essayer de faire porter le poids de sa responsabilité à un autre que soi ; et surtout pas les excuses fondées sur le déterminisme. Mais pour Sartre, la plupart des hommes ont du mal à supporter la liberté absolue de leur conscience et la responsabilité intégrale de leur existence ; alors il se cache derrière de prétendus déterminismes, ou de mystérieuses causes qu’ils ne contrôlent pas comme le tempérament, la passion ou l’inconscient. Ils essayent par cela même d’échapper à l’angoisse, d’une part d’un monde sans Dieu, et d’autre part à l’angoisse d’une liberté absolue qui investit chacun d’un pouvoir infini et rend les autres comme soi-même virtuellement capable de tout. Cette angoisse pousse alors la conscience à se réfugier dans des illusions et en particulier dans la mauvaise foi pour échapper au sentiment de vertige qu’elle éprouve devant elle-même. La mauvaise foi consiste à fuir et à ne pas assumer l’engagement total que suppose chacun de nos actes. Il semble tellement plus facile de faire porter la responsabilité de son existence et de ses choix sur d’autres que soi. Cette facilité, pour Sartre, à un nom : la lâcheté. Et les lâches se reconnaissent facilement puisqu’ils ont toujours besoin d’un prétexte et d’une excuse. Sartre étudiera plus profondément les excuses de la passion et de l’inconscient qui permettent facilement et lâchement d’échapper à la responsabilité. Sartre ne nie pas la possibilité d’une dualité dans l’esprit humain ; mais cette dualité n’est pas due pour lui à des refoulements inconscients mais simplement au processus de mauvaise foi. L’hypothèse freudienne de la censure inconsciente est considérée par Sartre comme un non-sens car il faut bien être conscient de ce que l’on censure pour pouvoir le censurer. Cela se remarque bien dans les sentiments de honte, de gène, ou plus violemment de mauvaise conscience et de remords qui ne peuvent s’expliquer que par un jeu confus entre la conscience et elle-même qui ne voulait volontairement pas se rendre compte de ce qu’elle faisait alors qu’au fond elle savait bien. Cette prétendue dualité entre le conscient et l’inconscient n’est donc en réalité qu’une simple duplicité provoquée dans la conscience par la mauvaise foi. Et la mauvaise foi, contrairement à l’inconscient, ne peut servir d’excuse pour justifier des actes ou des échecs ou excuser le vide de mon existence. Mais il est toujours possible de sortir de la mauvaise foi et enfin de se mettre à véritablement exister.