L'excès de la souffrance : La suspension de la morale
Kant est plus attentif, en effet, au mensonge des amis de Job, qu’à la souffrance de Job. Or le mensonge des amis de Job n’est-il pas précisément de réduire la souffrance à la faute ? N’est-il pas de prétendre que Job est puni par Dieu pour le mal qu’il a pu commettre : Comme Abraham, Job est innocent. Comme lui aussi il souffre infiniment plus qu’il n’a fait souffrir. L’épreuve du mal est donc pour l’un comme pour l’autre celle d’une suspension de la morale. Kierkegaard entend par là la suspension du rapport entre l’individuel et le général, entre l’existence et la norme, entre l’agent et le milieu dans lequel indécidable. On pourrait la définir comme l’annulation des possibilités théoriques et pratiques que déploie ordinairement, en vertu de sa temporalité propre, le projet qui voit l’homme et le monde vivre au même rythme et marcher du même pas. Dans le cas d’Abraham, sommé par Dieu, pour prouver sa foi, de lui sacrifier son fils, elle sanctionne l’impossibilité d’un choix opposé autant aux sentiments naturels qu’aux codes sociaux et moraux établis. Cette impossibilité révèle l’abîme qui sépare la notion religieuse de péché de la notion morale et juridique de faute. Le péché, répète l’auteur de Crainte et tremblement, ne s’oppose pas à la vertu mais a la foi. En obéissant à la loi qui interdit l’infanticide, Abraham accomplirait son devoir moral, mais il désobéirait à Dieu et serait pécheur. Il est remarquable qu’aient émergé, du sein même de la doctrine du péché, des interprétations opposées à une théologie morale à laquelle cette doctrine a souvent servi de point d’appui. Parmi ces interprétations, celle de Kierkegaard se distingue par la netteté avec laquelle elle oppose, à la rétribution crainte ou escomptée par le sujet moral, l’acte gratuit du « chevalier de la foi ». Mais cette différence, entre le péché et la faute, ne peut-elle pas être conçue indépendamment de la religion ? Ne mesure-t-elle pas plus généralement la distance qui sépare, lorsqu’elle existe, la conscience effective du mal, de sa compréhension par la pensée spéculative ? Telle est la conviction de J. Nabert lorsqu’il oppose, au sentiment que fait épisodiquement naitre en nous la transgression des règles qui définissent nos devoirs moraux, celui d’une indignité qui « passe le rapport de nos actions particulières aux règles et aux devoirs » et qui met en question « la totalité de l’être que nous sommes ». Ce dont nous avertit ce dernier sentiment est « une opposition enveloppée dans toute conscience » et donnée en nous comme un « fait originaire» : l’opposition de l’être et du devoir-être. La conscience du mal est la conscience de cette opposition. Elle signale, au cœur de notre personne, un écart qu’avivent mais que n’ont pas le pouvoir d’engendrer les défaillances passagères de notre volonté ou l’impureté des motifs de nos conduites. Nos actes singuliers, référés aux règles qu’ils transgressent, ne feraient naître aucun sentiment, « s’il n’était pas vrai qu’originairement et de tout temps, nous ne sommes pas ce que nous devrions être ». Parler ici d’« intériorisation » des règles ou des interdits serait supposer déjà une intériorité structurée par cette opposition : ce serait supposer déjà une conscience capable d’éprouver un sentiment dont ces règles et ces interdits sont l’occasion mais dont ils ne sont pas réellement la cause.