Les limites du récit : Paroles suffoquées
s’opposait chez les rescapés des camps la certitude de n’être pas crus. C’est cette certitude qui a conduit un plus grand nombre au silence. Comment ne pas dire ? — mais comment dire ? Le « rêve de récit » s’insérait pour la plupart dans « une trame d’images plus indistinctes » que dominait le sentiment de l’inénarrable et où entraient pêle-mêle la faim, les coups, les cris, le froid, la saleté, la nausée, la fatigue, la peur, l’horreur, l’insomnie et les nuits de lièvre1‘. Comment mettre de l’ordre dans ce désordre, sans méconnaître au même moment la réalité qu’il révèle ? Si Shakespeare, en une formule célèbre, compare ironiquement toute l’histoire des hommes à « un récit dit par un idiot, plein de fracas et de fureur et qui ne signifie rien », c’est pour prévenir cette méconnaissance. Lors de la libération des camps, les soldats qui découvraient cette réalité ne pouvaient que répéter : « c’est effroyable, oui, c’est effroyable ! », et devant leur ignorance déjà les prisonniers éprouvaient le sentiment, qui ne les abandonnerait plus, d’être devant une connaissance intransmissible. C’est qu’il faut beaucoup d’artifice —l’art du conteur et celui de l’historien, de deux manières différentes, le montrent — pour faire passer dans un récit une parcelle de vérité. Or dans leurs histoires, qui toutes étaient vraies, « il n’y avait pas cet artifice qui a raison de l’incrédulité ». Il faut généraliser cet exemple : dans la souffrance, le besoin de raconter, lorsqu’il survit à l’effondrement des grands mythes fondateurs de la civilisation, se heurte à l’impuissance de l’esprit à construire des histoires croyables. L’idée d’un récit infini mesure assez cette impuissance. Elle sanctionne le défaut de toute reconstruction narrative de l’expérience du mal par rapport à cette expérience elle-même. L’ignorer ne serait-il pas prétendre que tout est sens et faire du récit l’ultime refuge de la théodicée ? La crainte d’être compris remportait paradoxalement, chez ceux qui racontaient, sur celle de n’être pas compris. « Peut-être » en effet « que ce qui s’est passé ne peut pas |… | et ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier ». Illusoire sera-de ce point de vue une narration donnant sens, par son seul pouvoir de mise en forme, à la réalité vécue de la douleur et du malheur — véritable au contraire celle qui, renonçant à cette mise en forme, rapportera simplement les laits. C’est la force du témoignage, lorsqu’il ne s’est pas encore détaché de la plainte, que la narration y opère comme une description où dominent le souffle, l’excès, le discorde et le réalisme de « paroles suffoquées ».les rescapés des camps