Les limites du récit : Le temps raconté
Il est vrai : la souffrance demande récif ; clic est subie individuellement dans un instant que la fonction propre de la narration est de relier au temps commun du monde dans lequel s’accomplissent ordinairement nos projets. La concordance du récit paraît jouer alors, à l’égard de la discordance temporelle, un rôle analogue à celui que jouait la raison dans les grands systèmes métaphysiques — à cette différence près qu’il n’existe pas de Récit total. Sarah Kofman rapporte ainsi comment les rescapés des camps de la mort n’avaient de cesse de raconter, raconter sans fin, « comme si seul un [récit | infini était à la mesure du dénuement infini ». « Le besoin de raconter aux autres, de faire participer les autres », écrit de même Primo Lévi, «avait acquis clic nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ». C’est qu’aucun récit, même le plus simple, ne se réduit à la simple description ou au pur constat qu’une chose arrive, puis une autre, et puis une autre… Dans cette diversité, la narration introduit une unité que P. Ricœur comprend, à la suite d’Aristote, comme l’unité d’une intrigue. L’intrigue est l’âme ou le centre organisateur du récit ; elle met en relation les différents événements qui le composent ; à l’ordre épisodique tic leur succession, elle superpose l’ordre logique d’une configuration. C’est elle qui fait de la chronologie du récit non pas, comme la chronologie des faits naturels, une suite d’instants quelconques, mais un devenir sensé. Le récit réalise ainsi une synthèse du temps. Cette synthèse active et pleinement significative doit être distinguée de la « synthèse passive » qui est l’objet de la description husserlienne de la conscience intime du temps et qui en constitue en quelque sorte le soubassement. Elle fait de chacun d’entre nous le personnage d’une histoire qui est l’histoire de notre vie et qui peut être étendue à tous nos ascendants et à tous nos descendants. L’identité de la personne n’est pas donnée : elle est construite elle-même au fil d’un récit dont elle est à la fois le sujet et l’objet et qui est toujours un récit à plusieurs voix. Ce récit enjambe la frontière élevée traditionnellement entre un temps « subjectif» et un temps « objectif» : il ne donnerait pas cohérence et signification au temps vécu, s’il n’insérait celui-ci dans le temps cosmique et ne médiatisait l’un par l’autre. Lorsque nous racontons à quelqu’un une chose qui nous est arrivée, nous accordons la subjectivité de l’événement avec l’objectivité du fait et nous nous comprenons nous-mêmes comme un sujet situé dans le temps du monde. Ce temps est celui que Heidegger appelle « le temps commun de la préoccupation quotidienne ». Mais en affirmant qu’il nous dissimule le sens authentique de la temporalité tel que, selon lui, le manifeste à chacun l’angoisse, Heidegger ranime à sa façon la partition traditionnelle. Le temps raconté ignore cette partition. Aussi la fin du récit ne correspond elle pas, pour chacun d’entre nous, avec la fin de sa vie, mais avec la fin de ce que les autres en sauront, en diront et en feront. Et cette fin qui pourrait ne jamais finir est pour chacun l’objet d’une anticipation aussi originaire et aussi constante que celle de la mort comprise comme sa possibilité la plus propre. Elle implique un sens de la temporalité qui présuppose la mort niais que la mort n’épuise pas. A la psychologue du service dans lequel il a été hospitalisé pour une tumeur cérébrale, Renaud, 11 ans, offre un jour sa gourmette en lui recommandant, lorsqu’elle la portera, de tourner vers l’extérieur les lettres qui forment son prénom ; les gens, prévoit-il, s’étonneront : tu t’appelles Nicole et non Renaud ; « alors tu raconteras mon histoire, à chaque fois, toujours ». « C’est au présent que je me souviens », écrivait saint Augustin. Or Renaud ne dit pas « je me souviens » mais « tu te souviendras » et « ils se souviendront ». Le récit donne donc à la mémoire elle-même un futur. C’est ce futur de la mémoire que voulurent interdire les nazis en effaçant, comme à Treblinka, jusqu’aux traces de leurs crimes.Sarah Kofman