Le soupcon du dieu méchant : D'eschyle à manès
La première option paraît reconduire d’abord à l’épopée homérique et à une théologie tragique pour laquelle le malheur humain ne s’« explique » que par l’aveuglement d’un pouvoir dont l’autre nom est Destin et dont les Moires représentent l’aspect le plus impersonnel. Par elles, en effet, surviennent la mort et la violence qui frappent brutalement l’individu et qui constituent sa « part » ou son lot » mais dont on ne sait ni pourquoi ni comment elles contribuent à la conservation ou au rétablissement de l’ordre cosmique. Dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle, dominé par la figure de Zeus, ce pouvoir se personnalise, sans perdre pour autant son aveugle brutalité. La liberté du héros ne peut que s’y briser. Elle ne fait que mettre en évidence sa transcendance hostile. Mais cette théologie dessine un cadre de pensée qui n’est guère éloigné de celui des anciens mythes sumériens et babyloniens, où le principe du mal (le chaos) est aussi originel que le principe du bien et demeure ou réellement ou potentiellement mêlé à lui. Elle est donc à l’opposé de la théologie judéo-chrétienne, où ces deux principes sont à la lois logiquement séparés et ontologiquement subordonnés l’un à l’autre, et où la liberté humaine — unique principe du mal — peut trouver sa place.
C’est au carrefour de ces deux traditions, cependant, que se développe, au troisième siècle, une doctrine que saint Augustin, qui l’avait d’abord adoptée, combattit ensuite sans relâche, et à laquelle Bayle, tout en la présentant comme l’invention d’une secte « infâme », emprunte les arguments qu’il oppose au péché originel ou plutôt a sa forme rationalisée. Il s’agit de la doctrine manichéenne selon laquelle il existe deux principes indépendants et d’égale dignité ontologique, l’un bon, l’autre mauvais, éternellement en lutte l’un contre l’autre et responsables respectivement de tout le bien et de tout le mal qui se trouvent dans le monde. A voté du Dieu de la Bible, source de justice et de bonté, elle admet un Dieu en négatif, anti type du premier et source d’injustice et de méchanceté. Cette doctrine parait s’imposer logiquement dès que l’on admet la réalité du mal puisque l’on doit tenir dès lors pour impossible son explication par une cause unique et souverainement bonne des choses. La liberté humaine cesse alors d’être un argument décisif. L’invoquerait-on pour sauver le monothéisme que l’on devrait expliquer comment une telle cause a produit l’homme non seulement sans mal actuel mais aussi sans aucune inclination au mal. Présente en lui, cette seule inclination accuse Dieu et oblige à douter de sa bonté. « La souveraine sainteté peut-elle produire une créature criminelle ? » —mieux vaut admettre que « l’univers demand [ait] qu’il v [eut | des êtres méchants et des êtres bons » et que, la souveraine bonté et la souveraine malice ne pouvant subsister dans un même sujet, « il a lallu qu’il y eût dans la nature des choses un être essentiellement bon, et un autre être essentiellement mauvais ».
Ce « faux dogme », remarque Ravie, fut dans le christianisme le trait commun de nombreux hérétiques et notamment des gnostiques (qui distinguent, du Dieu rédempteur dans lequel ils font résider la promesse et la certitude du salut — seul vrai Dieu —, un Dieu créateur indiscernable de la matière dans laquelle se manifeste son action à la fois mauvaise et bornée), mais il est beaucoup plus ancien que Manès, son fondateur, qui le trouva lui-même « dans les livres des philosophes païens ». A cet égard, il cite Plutarquc attribuant pêle-mêle à Héraclite, Empédocle, Pythagore, Platon et avant eux tous aux Égyptiens et aux Perses plus anciens encore le même dogme. Ce faisant, certes, l’auteur du Traite d’1 $1$ et d’Osiris confond à tort des thèses souvent dissemblables ; mais il a raison au moins dans le sens où ces penseurs s’accordent pour nier que tous les phénomènes de la nature se puissent expliquer par l’hypothèse d’un seul principe. Celle du dieu méchant est tenue par les manichéens pour la conséquence nécessaire de cette négation. Elle leur paraît plus conforme à la raison que l’histoire inventée qui nous invite à voir en Dieu l’unique cause du bien et en l’homme l’unique cause du mal. Pour dénoncer la tentation du manichéisme, Bayle ne fournit, de fait, aucun argument digne de ce nom. Il tient lui-même pour irréfutable une doctrine à laquelle il ne croit possible de répondre qu’en substituant, à une raison « trop faible pour cela », la lumière de la révélation. Les difficultés que la raison ne peut résoudre lorsqu’elle veut rendre intelligible le péché originel, c’est la raison elle-même, en effet, qui les fait surgir. Mieux vaut donc s’en tenir à P Écrit lire et ne pas s’efforcer de faire une proposition démontrée d’un article de foi.
Mais n’est-ce pas la foi elle-même, ici, qui chancelle et appelle a son secours la raison ? La rationalisation augustinienne du mythe de chute n’est-elle pas requise par l’incapacité de l’esprit à demeurer dans l’ouverture et dans l’indétermination propres à cette forme de pensée ? S’il y a, comme on le verra, un mouvement rétrograde du sens qui conduit des concepts que met en ce livre la spéculation aux symboles qui les ont précédés et où l’on peut voir leur source inépuisable, n’y a-t- il pas, réciproquement, un mouvement progressif du vrai qui conduit du sens des symboles à leur détermination par concepts : Si tel était le cas, alors il faudrait imputer autant à la faiblesse de l’imagination narrative, qu’à l’impuissance de la raison démonstrative, les difficultés contenues dans l’idée du péché originel.
D’un récit d’ailleurs on exige sinon la vérité, du moins une vraisemblance dont la condition la plus générale est l’absence de contradiction. Ainsi seulement l’on pourra tenir ce récit, fût-ce en un sens faible, pour la « solution » ou pour la « raison » du mal. Mais cette condition n’est satisfaite dans le cas du mythe de chute, selon H. Cohen, que si l’on admet, comme dans la tradition juive authentique, que c’est la peine qui est héritée et non h faute. « C’est un trait remarquable de la pensée biblique », remarque-t-il, « que ce ne soit pas tant le lien héréditaire dans la faute entre descendance et ancêtres qui constitue un objet de la réflexion | .. |, que la dissociation entre la faute des parents et la punition qui frappe les » enfants. » Ainsi « la conscience religieuse se rebelle, dès les premiers temps, chez Abraham déjà, à l’égard de Sodome, contre l’expérience courante que la faute des pères influe sur le malheur des enfants ». Cette correction apportée à l’interprétation la plus courante du mythe de chute nous interdit d’abord de situer dans la seule liberté de l’homme la raison du mal. Mais elle nous autorise en retour a admettre l’idée paradoxale sinon d’un Dieu méchant, du moins de la présence du mal en un Dieu que l’on ne pourra dire donc ni bon ni mauvais.