Le seul absolu réel
A la disproportion qui affecte le rapport entre la souffrance et la faute, s’ajoute une disproportion intérieure à la souffrance elle-même. La « démesure » du mal n’a nullement besoin, pour apparaître, d’être référée à un ordre de choses ou à un ordre île valeurs préexistants : elle est d’abord celle, immanente, de la souffrance. On peut pour le montrer se servir avec Ray le d’une comparaison empruntée aux scolastiques. Ils disent en effet que les « corps rares » contiennent peu de matière sous beaucoup d’étendue, et que les «corps denses» contiennent beaucoup de matière sous peu d’étendue. Selon ce principe, il faudrait dire qu’« il v a plus de matière dans trois pieds d’eau, que dans deux mille cinq cent pieds d’air ». Voilà l’image de la maladie et de la santé :« la santé s’étend sur beaucoup d’années et néanmoins elle ne contient que peu de bien ; la maladie ne s’étend que sur quelques jours et néanmoins elle renferme beaucoup de mal». Le chagrin, de même, «coule sur nous par mille et mille canaux » ; il « renferme beaucoup de matière sous un petit volume » ; le mal y est « entassé, serré, foulé ». D’un homme qui s’était tué après avoir, chaque nuit, mis son épée sous son chevet, et qui enfin n’avait plus eu la force de résister à son chagrin et s’était coupé les veines du bras, l’auteur du Dictionnaire soutient que « tous les plaisirs dont cet homme avait joui pendant trente ans, n’égaleraient point les maux qui le tourmentèrent le dernier mois de sa vie ». C’est dire à la fois que « les maux sont d’ordinaire beaucoup plus purs que les biens » et qu’il existe parfois un mal d’une « densité » telle que nulle grandeur n’en approche et que nulle compensation ne peut être opposée au pouvoir qu’il a de nous rendre la vie impossible. En témoigne entre autres le phénomène de délocalisation décrit par Bergson à propos de la douleur physique : c’est lorsqu’elle envahit tout l’organisme et nous empêche de distinguer en lui la partie et le tout qu’une sensation devient douleur ; et cette perturbation organique générale entraîne l’impuissance de la conscience à la circonscrire et à se l’opposer comme l’un de ses « contenus ». Le malheur est semblable ici à la douleur. Dans la théodicée, tout mal n’est qu’un moindre mal : le bien seul est absolument ce qu’il est ; la souffrance nous oblige à renverser cette proposition : le niai est le seul absolu réel. C’est, au contraire, du bien dont l’homme peut jouir, qu’il faut affirmer qu’il n’est jamais pur île toute altération — ainsi lorsque, avec l’amour, croît aussi la peur de perdre.