Le principe de charité en histoire de la philosophie
On peut cependant s’interroger sur cet argument typiquement relativiste, tiré des conceptions méthodologiques de Kuhn en histoire des sciences. Cette interrogation, à suivre Panaccio (2000), s’appuie sur l’analyse par Donald Davidson (1993) de la situation d’interprétation radicale. En quoi consiste-t-elle ?
Dans une situation d’interprétation radicale, on interprète ce que dit un locuteur sans rien connaître préalablement de ses croyances et de la signification de ses propos (ou ce qu’on identifie comme tel). Comment faire, puisque nous ne disposons d’aucune des anticipations grâce auxquelles, d’habitude, nous sommes capables, à l’intérieur des conversations entre locuteurs de mêmes langues ou de langues proches (le français et l’anglais, par exemple), d’identifier ce dont on parle ? La seule solution est d’optimiser l’accord entre nous et ceux que nous interprétons. Premièrement, en supposant que ce qu’ils disent est vrai. Nous supposons une relation de correspondance entre les objets de leurs croyances et les croyances qu’ils expriment. Deuxièmement, en considérant nos locuteurs comme cohérents et rationnels, au moins de façon minimale. Sans l’optimisation de la cohérence et de la correspondance de leurs croyances avec la réalité, nous ne pourrons jamais comprendre ni ce qu’ils disent ni ce qu’ils font. C’est ce que Davidson appelle « le principe de charité ». Le terme n’a évidemment pas de signification morale, il désigne la condition de possibilité de la compréhension intersubjective. Si nous ne présupposons pas que les croyances des autres sont très largement en accord avec les nôtres et qu’elles sont dans l’ensemble vraies, nous ne pouvons pas utiliser nos propres croyances les concernant pour parvenir à les comprendre. Nos locuteurs peuvent se tromper, bien sûr; nous ne pouvons pas les supposer infaillibles. Et nous pouvons nous tromper quand nous interprétons ce qu’ils disent. Mais encore faut-il que nous soyons à même, sur une base de rationalité commune, de nous rendre compte que nos locuteurs se sont trompés, ou que nous nous trompons au sujet de ce qu’ils disent. Rien ne nous empêche de reconnaître leur erreur, ou de procéder à des rectifications de nos croyances à leur sujet, quand manifestement elles sont erronées et nous conduisent à nous tromper sur ce qu’ils font et disent. Ce qui est rejeté est la thèse selon laquelle nos interlocuteurs et nous, même dans une situation de traduction radicale, sommes dans deux univers mentaux totalement disjoints et incommensurables.
Cette thèse selon laquelle nous pourrions nous trouver dans une situation où deux univers mentaux complètement disjoints sont confrontés, sans espoir de pénétration mutuelle, est absurde. Donald Davidson dit ainsi :
Quand Whorf veut démontrer que l’hopi englobe une métaphysique si étrangère à la nôtre que l’on ne peut, comme il le dit,
« Calibrer » l’hopi et l’anglais, il utilise l’anglais pour véhiculer les contenus d’un exemple de phrases hopi. Kuhn décrit brillamment la situation antérieure à la révolution en utilisant-comment faire autrement ? – l’idiome postrévolutionnaire. (1993, p. 268)
Nous ne pouvons guère avoir des points de vue différents que sur la base d’un système commun. Cela dément l’idée même de schèmes conceptuels incommensurables, d’une distance dramatique entre des univers intellectuels incomparables, de l’impossibilité de toute tentative de compréhension d’autrui…
Comprendre un philosophe du passé dans nos propres termes, rien n’est plus normal. Ce n’est pas un pis-aller, ce que nous faisons à défaut de pouvoir faire mieux. Comprendre un philosophe du passé c’est penser qu’il a cherché à résoudre, à sa façon bien sûr, les problèmes que nous nous posons. La fidélité aux auteurs du passé ne revient pas, comme certains se plaisent à le croire, à majorer l’incommensurabilité, l’étrangeté. Ce qui, d’une certaine manière, est même une entreprise vouée à l’échec puisque montrer qu’il ne peut être compris implique qu’on le comprenne. Nous devons le traduire dans notre idiome contemporain, en supposant qu’il nous est utile pour traiter nos problèmes. Quand l’étrangeté survient, nous sommes alors surpris de la façon de penser des philosophes du passé. Mais cela reste une étrangeté que nous avons su reconstruire, et non une étrangeté radicale.
L’application du principe de charité permet aussi de comprendre un phénomène notable et assez peu remarqué (me semble-t-il). Les reconstructions historiques (II) recherchent la fidélité. Pour cela, elles se refusent à inscrire les philosophes du passé dans l’idiome contemporain. Ce qui conduit parfois leurs défenseurs à adopter la thèse (1), celle de l’indépendance. Curieusement, cependant, dès qu’on prend à leur égard une certaine distance historique, même courte, on s’aperçoit combien les reconstructions historiques dépendent des idées qui leur sont contemporaines, même si elles insistent sur la nécessité de s’en détacher pour pénétrer dans l’univers intellectuel des philosophes du passé. Ainsi, en leur appliquant leur propre méthode, en quelque sorte, on s’aperçoit qu’elles sont elles-mêmes imprégnées des conceptions en vogue à l’époque où elles apparaissent. Prenons un exemple. Un historien de la philosophie comme Martial Guéroult insiste sur l’idée du caractère systématique des grandes philosophies et l’explication interne des thèses philosophiques. Ce qui, globalement, correspond à la conception structuraliste en vogue dans la philosophie qui lui est contemporaine. Selon cette conception, expliquer un phénomène revient à le replacer dans un système d’équivalences et d’oppositions qu’il entretient avec d’autres, l’ensemble de ces relations formant une structure qui les engendre tous. Les conceptions archéologiques d’Alain de Libéra son imprégnées du relativisme de Michel Foucault, auquel est aussi repris l’idée d’« épistémè », d’univers social et culturel déterminant des idées d’une époque.
Dès lors, tout en reconnaissant les mérites des meilleures réalisations dans tous les genres d’historiographie, de (I) à (IV), les deux thèses qui me paraissent préférables sont (2) (corrélation) et (3) (dépendance), et la (2) aurait ma préférence. Car, comme le dit Claude Panaccio, « l’histoire de la philosophie fournit à la réflexion actuelle un inestimable réservoir d’enquêtes et de discussions » (2000, p. 341). C’est en ce sens que philosophie et histoire de la philosophie se recouvrent en grande partie. Tant qu’on ne les confond pas, on préserve l’exigence de fidélité aux auteurs qu’on étudie. On sait qu’on étudie un philosophe qui, lui aussi, a réfléchi sur d’autres philosophes qui le précédaient. Mais, premièrement, nous nous trouvons dans une position différente que lui pour examiner la relation qu’il a avec eux (ce n’est pas la même chose de comprendre comment X comprenait Y et d’être X comprenant Y). Et, deuxièmement, nous ne pouvons ignorer la distance historique qui nous sépare de lui. D’un autre côté, l’étude d’un problème philosophique que nous examinons en étudiant la façon dont l’a posé un philosophe du passé, et le type de solution qu’il lui donne, a aussi un effet de distanciation à l’égard de notre propre actualité. Cela nous permet parfois d’en saisir le caractère particulier.
Ainsi l’histoire de la philosophie joue pleinement son rôle en philosophie quand elle est un réservoir des meilleures thèses et arguments philosophiques. C’est aussi l’un des grands plaisirs de la philosophie : vivre au contact quotidien des esprits les plus brillants et des idées les plus fascinantes de tous les temps.
Vidéo : Le principe de charité en histoire de la philosophie
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