Le mythe de la chute et la fiction d'un homme innocement : La conception éthique du mal
Si l’homme souffre, c’est qu’il est coupable. Le mal qu’il subit dans la souffrance, il l’a d’abord directement ou indirectement commis dans la faute. Il n’y a pas de victime innocente. « Homme», professe ainsi le Vicaire savoyard, «ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais, ou que tu souffres, et l’un et l’autre vient de toi’2 ». Ce lien, entre la souffrance et la faute, est attesté par l’existence d’une souffrance qu’il faut bien dire morale et qui se confond en nous avec la morsure du remords. On peut tenir celui-ci pour l’effet en retour sur notre faculté de sentir d’une action que nous avons accomplie. Le vocabulaire de la « peine », à son tour, jette un pont entre les deux ordres : se voir infliger une peine, c’est subir un mal proportionnel au mal que l’on a commis. Il faut donc radicaliser la propension que nous avons à chercher, pour toute victime, un coupable, et voir dans toute victime un coupable. Sartre ne lait pas autre chose lorsqu’il affirme qu’un être libre, comme l’est homme, est «sans excuse ». Nous sommes les artisans de notre malheur et n’avons pour ce motif pas le droit de nous plaindre.
Les protestations fuseront cependant : « Je n’ai rien fait !» ; « Je n’ai pas voulu cela !» ; « Je ne savais pas ! ». Mais on est coupable aussi de ne rien faire, coupable encore de ne pas prévoir les conséquences de ses choix, coupable enfin d’ignorance. Voltaire pourtant insiste, faussement candide : suis-je coupable aussi du mal que je subis du fait des catastrophes naturelles ou des maladies ? Sans doute pourra t on répondre ici encore, comme Rousseau après la publication du Poème un- le désastre de Lisbonne : oui, dans une certaine mesure : déployons-nous tous les efforts nécessaires à leur prévention? ne consacrons-nous pas plus de temps, d’argent et d’énergie à nous combattre r Cette mesure cependant a déjà valeur d’objection. Car « quel crime, quelle faute » ont commis « ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés, sous ces marbres rompus les membres dispersés, cent mille infortunés que la terre dévore, qui, sanglants, déchirés et palpitants encore, enterrés sous leurs toits, terminent sans secours, dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours » ? De deux choses l’une, alors : « Ou [le] maître absolu de l’être et de l’espace, sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent, de ses premiers décrets suit l’éternel torrent », « ou l’homme est né coupable » et « le même maître punit sa race ».
la où le platonisme fait appel à la métempsychose et le bouddhisme au cycle des réincarnations, c’est cette deuxième voie qu’ouvre le mythe adamique. Tout le mal subi par les hommes dans la suite des générations est envisagé alors comme l’effet «du mal commis par le premier d’entre eux. Le mal que la nature fait à l’homme, l’homme, d’abord, l’a fait à la nature. Juste châtiment d’une injuste violence, sa souffrance trouve ainsi une raison d’être. Ne peut-on supposer d’ailleurs, à l’adresse de ceux à qui répugnerait l’idée d’un Dieu vengeur, qu’elle est alors un moyen en vue d’une fin et n’est voulue par Dieu que pour empêcher de plus grand maux ou pour obtenir de plus grands biens ?