Le mal radical : L'ambiguité de la notion traditionnelle d'un penchant au mal
La question posée dans cet essai est explicitement celle de l’origine de la volonté mauvaise, c’est-à-dire du mal moral. Certes, elle l’est à son tour dans les termes d’une tradition —celle du mythe adamique et de sa rationalisation augustinienne — dont elle recueille extérieurement l’héritage. Mais la réponse que lui apporte Kant marque moins l’aboutissement que le dépassement de cette tradition. Dans la notion héritée d’un « penchant au mal dans la nature humaine », il ne voit, en effet, qu’une manière équivoque de nommer le choix d’une action dont le fondement « ne saurait se trouver dans un objet déterminant la volonté par inclination […] mais seulement dans une règle que le libre arbitre se forge lui- même ». Un penchant n’est pas un instinct. Le serait il que ces mots : bon et méchant, perdraient immédiatement toute signification. Ils n’en ont une au contraire que parce que l’homme est l’auteur de sa conduite et le reste dans toutes les circonstances dont dépend sa vie sensible. On ne pourrait d’ailleurs, dans le cas contraire, voir dans ce mal, comme l’implique la doctrine traditionnelle, le caractère propre de son espèce. Ce qui fait que l’homme « penche » vers le mal, la source, en lui, du mal qu’il tait, n’est aucun mobile sensible, aucune nature extérieure mais toujours une « maxime », c’est-à-dire une règle d’action qu’il dépend de lui d’admettre ou de rejeter. Si l’on ramenait à tics raisons tirées de l’expérience ce qui fait qu’une telle maxime est admise plutôt qu’une autre, on serait « renvoyé toujours plus loin » dans la série des raisons, sans pouvoir arriver à la première. Cette admission, sans doute, a un fondement, mais ce fondement est insondable; il n’est pas un commencement dans le temps. l’explication psychologique, qui cherche à tonte action nue passion et à tout présent un passé où cette passion est supposée trouver sa source consciente ou inconsciente, manque nécessairement le sens d’un mal qui suppose, dans son concept même, l’acte d’une liberté que rien n ‘explique. Un enfant martyr, si, devenu adulte, il devient un criminel, se venge peut-être ainsi de la violence qu’il a subie antérieurement, mais la vengeance ne fait pas le crime, et l’origine temporelle de l’action compte pour rien dans le jugement qui nous la fait désigner comme telle; si nous en parlons comme d’un mal, c’est dans l’idée que, l’enfance martyre étant donnée, il dépendait non de celle-ci mais du choix libre de l’adulte, que soit commis l’acte criminel. Il n’a pas tué parce qu’il avait été un enfant martyr mais parce qu’il a admis la vengeance comme une raison d’agir qu’il pouvait aussi rejeter (comme le prouve le tait que tous les enfants martyrs ne deviennent pas des criminels). Entre les conditions initiales et l’action accomplie, il v a ce que Kierkegaard appellera un « saut » que rien n’explique ni ne peut expliquer. Dans la nature, toute cause en suppose une autre qui la précède et la détermine, mais une causalité libre est elle-même sans cause.
Le « péché d’Adam », à cet égard, n’explique rien —car ce qu’Adam a fait, chacun d’entre nous le fait tous les jours. Énonce d’un problème dont la solution reste hors de portée de notre raison, il n’opère plus, dans le texte kantien, que sur le mode du comme si.Y référer l’origine du mal est signifier seulement que « toute mauvaise action doit être considérée comme si l’homme y était arrivé directement de l’état d’innocence ». C’est une fiction commode pour se représenter un originaire qui cesse au même moment d’être un originel et qui fait du mal un commencement à chaque fois recommencé. Aussi Kant parle-t-il moins de l’origine que du « fondement » ou de la « possibilité » d’une conduite qu’il comprend d’abord comme la transgression d’une loi de la raison.