Le hasard et la nécessité : la logique du vivant
La biologie moderne cherche à trouver dans la cellule ou dans la structure des molécules qui composent l’organisme ce qui permettrait d’expliquer les caractéristiques et spécificités du vivant. Jacques Monod et François Jacob, tous deux biologistes et prix Nobel de médecine en 1965, essayent, chacun à leur façon mais aussi en s’aidant des hypothèses de l’autre, de comprendre la logique du vivant.
De façon apparemment contradictoire et paradoxale, la logique du vivant, pour Monod, consiste justement à ne pas en avoir. Il fait sienne la sentence de Démocrite : « tout ce qui existe est le fruit du hasard et de la nécessité ». La vie est apparue pour lui par hasard et son évolution se fait à partir d’altération et de modifications accidentelles de l’ADN dans la cellule.
Monod, Le Hasard et la nécessité, 1970
« Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et puisqu’elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire à son tour des structures héréditaires de l’organisme, ¡1 s’ensuit nécessairement que le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution : cette notion centrale de la biologie moderne n’est plus aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience. Et rien ne permet de supposer (ou d’espérer) que nos conceptions sur ce point devront ou même pourront être révisées.
Cette notion est aussi, de toutes celles de toutes les sciences, la plus destructive de tout anthropocentrisme, la plus inacceptable intuitivement pour les êtres intensément téléonomiques que nous sommes. […]
Comme on sait, le principe d’incertitude n’a jamais été entièrement accepté par certains des plus grands physiciens modernes, à commencer par Einstein qui disait ne pouvoir admettre que « Dieu joue aux dés ». »
Comprendre que cette modification et donc que l’évolution se font totalement au hasard suppose de distinguer très précisément le terme de hasard des synonymes que la langue lui donne. Hasard ne signifie pas ici probable ou incertain, il rejoint au contraire le sens de coïncidence inouïe ou de
coup de chance incroyable. Le hasard, dont parle Monod, est la rencontre improbable entre deux éléments différents qui donnent naissance à un troisième sans que cela ne soit évidemment provoqué ou envisagé par qui ou par quoi que ce soit avant la rencontre. Ce n’est donc pas le hasard qui désigne les jeux ou la chance de celui qui gagne le gros lot qui est défini ici mais ce que Monod appelle « la coïncidence absolue ».
Le pire et le plus banal consistent alors à vouloir par après donner un sens à ce hasard comme s’il avait été voulu par un homme, la nature ou un Dieu : l’anthropocentrisme et la téléologie sont les deux grands écueils de toute théorie sur l’évolution et le vivant. Il est apparemment tellement confortable pour un être égocentrique comme peut l’être l’homme d’imaginer qu’il est au centre de ces mécanismes. Et aujourd’hui encore, la plupart se représente l’évolution comme l’image d’un singe qui se redresse ou d’un arbre dont les branches n’avaient qu’un but : mener à l’homme.
Il est donc difficile de penser le hasard comme hasard ; mais c’est pourtant l’exigence première. La seconde exigence apparaîtra certainement maintenant elle aussi paradoxale : il faut pour comprendre le vivant et l’évolution penser à la fois le hasard et la nécessité. Car l’acceptation ou non par la cellule ou l’organisme de la modification obéit à une nécessité : celle de la reproduction. Cela signifie la chose suivante : l’organisme pour rester vivant doit pouvoir nécessairement et fidèlement reproduire la structure de l’ADN modifié accidentellement. Si l’accident ne donne pas lieu à une reproduction cellulaire ou donne lieu à une reproduction anarchique, infidèle et désordonnée, alors nécessairement le vivant et l’évolution connaissent un coup d’arrêt. Cette répétition ou cette reproduction sont nécessaires à la vie, mais les conditions d’apparition ou de modification de la vie sont le résultat du plus grand des hasards.
Une fois que la structure se répète et se reproduit, il est alors possible de l’étudier comme si elle obéissait à un projet. Pour essayer de penser cette notion sans tomber dans les pièges de l’anthropocentrisme et de la téléologie, François Jacob préfère substituer à la notion de projet le concept de programmes.
Jacob, La logique du vivant, 1970
« Longtemps le biologiste s’est trouvé devant la téléologie comme auprès d’une femme dont il ne peut se passer, mais en compagnie de qui il ne veut pas être vu en public. A cette liaison cachée, le concept de programme donne maintenant un statut légal.
La biologie moderne a l’ambition d’interpréter les propriétés de l’organisme par la structure des molécules qui le constituent. En ce sens, elle correspond à un nouvel âge du mécanisme. Le programme représente un modèle emprunté aux calculatrices électroniques. Il assimile le matériel génétique d’un œuf à la bande magnétique d’un ordinateur. Il évoque une série d’opérations à effectuer, la rigidité de leur succession dans le temps, le dessein qui les sous-tend. En fait, les deux sortes de programmes diffèrent à bien des égards. D’abord par leurs propriétés. L’un se modifie à volonté, l’autre non : dans un programme magnétique, l’information s’ajoute ou s’efface en fonction des résultats obtenus ; la structure nucléique au contraire n’est pas accessible à l’expérience acquise et reste invariante à travers les générations. Les deux programmes diffèrent aussi par leur rôle et par les relations qu’ils entretiennent avec les organes d’exécution. Les instructions de la machine ne portent pas sur ses structures physiques ou sur les pièces qui la composent. Celles de l’organisme, au contraire, déterminent la production de ses propres constituants, c’est-à-dire des organes chargés d’exécuter le programme. Même si l’on construisait une machine capable de se reproduire, elle ne formerait que des copies de ce qu’elle est elle- même au moment de les produire. […]. Reproduire un être vivant, au contraire, ce n’est pas recopier le parent tel qu’il est au moment de la procréation. C’est créer un nouvel être. C’est mettre en route, à partir d’un état initial, une série d’évènements qui conduisent à l’état des parents. Chaque génération repart, non de zéro, mais du minimum vital, c’est-à-dire de la cellule. Dans le programme sont contenues les opérations qui parcourent chaque fois le cycle tout entier, conduisent chaque individu de la jeunesse à la mort. En outre, tout n’est pas fixé avec rigidité par le programme génétique. Bien souvent, celui-ci ne fait qu’établir des limites à l’action du milieu, ou même donner à l’organisme la capacité de réagir, le pouvoir d’acquérir un supplément d’informations non innées. Des phénomènes tels que la régénération ou les modifications induites par le milieu chez l’individu montrent bien une certaine souplesse dans l’expression du programme. […] en fin de compte, c’est le programme lui-même qui fixe son degré de souplesse et la gamme des variations possibles. »
Il faut en employant le terme de programme se méfier à nouveau des écueils que nous dénoncions dès le départ. Il est, en effet, facile de se laisser aller à croire qu’il pourrait exister derrière le « programme génétique » un concepteur. Le piège téléologique est toujours ouvert.
Il ne s’agit pas non plus de se laisser abuser par le vocabulaire employé et de confondre comme Descartes les lois du vivant avec des lois mécaniques, ou pour être de notre temps avec des lois électromécaniques. Jacob nous donne plusieurs critères permettant de distinguer la logique du vivant du mécanisme technologique. Le plus pertinent est certainement celui
de la reproduction. Il est tout d’abord étonnant de constater à quel point ce terme est mal choisi pour désigner la procréation, et en particulier la procréation sexuée. La procréation ne se limite justement pas à être une reproduction. Mais elle permet de « créer un nouvel être ». Et cela constitue une différence de nature entre le vivant et le mécanique ou le technologique.
Il semble bien possible d’atteindre des degrés de perfectionnement de plus en plus élevés concernant la performance et l’efficacité de nos programmes et machines technologiques ; et nous savons bien que la puissance de nos ordinateurs ne cesse d’augmenter ; mais pourtant, il semble aussi pertinent d’affirmer que ces différences de degrés ne permettront jamais de franchir la différence de nature qui existe entre le mécanique et le vivant. Il existe ici une différence fondamentale que nous ne voyons pas toujours, car, en effet, une bonne partie du fonctionnement de nos organes semble pouvoir se réduire à de la mécanique. Descartes, en ce sens, espérait déjà en son temps les prouesses actuelles de la chirurgie moderne.
Pourtant la logique et la compréhension du vivant supposent de s’interroger encore et encore sur les structures des cellules et des organismes et en particulier sur le phénomène de « reproduction ». Ce n’est donc pas un hasard, si ces dernières années, les questionnements et les recherches concernant le vivant se sont attachés au problème du clonage et de la reproduction du vivant.
Enfin, concernant l’homme, force est de constater que « tout n’est pas fixé avec rigidité par le programme génétique ». Nous ne naissons pas homme mais le devenons jours après jours. Ni le caractère, ni les sentiments ne sauraient se réduire à un programme génétique. Et parmi tous nos sentiments, les plus personnels de tous sont certainement ceux grâce auxquels justement nous nous sentons vivants. Et pour répéter à la fin ce que nous supposions au début, vivre consiste d’abord à le vouloir. Le reste n’est qu’un heureux ou un malencontreux hasard.
Vidéo : Le hasard et la nécessité : la logique du vivant
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