Le cercle de la liberté et de la nature : La critique schellingienne du libre arbitre
Si Schelling reprend à son compte l’idée kantienne d’un penchant an mal ci s’il rend même grâce an philosophe de Konigsberg d’avoir compris que « ce ne sont pas les passions qui sont le mal », que « ce n’est pas seulement contre la chair et le sang qu’il faut lutter » mais aussi contre un mal « résultant d’un acte propre » qui engage tout l’homme et dont le fondement, purement spirituel, est la liberté411, cette idée ne lui paraît cependant échapper à la contradiction que si la liberté humaine s’enracine dans une nature qui en constitue le « fond obscur » et qui se tient en arrière d’elle comme une possibilité toujours déjà donnée. Le mal ne dépendrait aucunement de la liberté s’il n’était pas une possibilité, mais la liberté ne se déterminerait jamais pour le mal — ou bien cette détermination resterait toujours, comme elle l’est précisément chez Kant, « incompréhensible », voire inconcevable — si cette possibilité n’était en même temps donnée en nous.
« Qui a mis en moi, qui y a semé ces germes d’amertume? », demande, perplexe, contre Pélage, saint Augustin après avoir rejeté le manichéisme et situe dans la volonté de l’homme l’origine du mal. Quelle est la force du libre arbitre, renchérit Luther contre Érasme onze siècles plus tard, sinon celle de recevoir la grâce ou la damnation à laquelle chacun a été pour ainsi dire prédestiné? C’est cette question que ranime Schelling contre Kant. En se référant explicitement à la thèse luthérienne de la prédestination, il veut montrer à la fois que c’est l’homme qui fait le mal et qu’il ne le fait ni « par hasard » ni « arbitrairement ». Un mal arbitraire est « tout aussi impossible » à ses yeux qu’un bien arbitraire Pour surmonter la contradiction impliquée dans l’idée d’un penchant au mal, il faut donc abandonner, comme v incite d’ailleurs, dans la Genèse, l’épisode du Serpent, la thèse du libre arbitre. L’homme ne fait le mal qu’à partir d’un mal déjà là . Cette passivité nu cœur de l’activité, cet involontaire au sein même du volontaire, c’est précisément ce qu’a tenté de penser Luther sous le nom de « serf-arbitre » et que Schelling tente d’approfondir en ne séparant pas la liberté de la nature comprise comme ce qui en nous, est puissance anonyme, « fond ténébreux », principe opposé à la lumière et au verbe, et comme ce qui « en Dieu lui-même, n’est pas lui-même ».
Non sans proximité avec la théologie sumérienne de la double création et dans le but de concilier le Dieu personnel de l’idéalisme pur (le Dieu fichtéen) et le Dieu impersonnel du pur réalisme (le Dieu spinoziste), il admet en effet, au principe de toutes choses, « deux commencements co-éternels » à la fois concurrents et complémentaires et dont l’un émerge de l’autre comme la lumière sourd des ténèbres. Le premier commencement est la « volonté du fond » —expression dans laquelle la « volonté » constitue elle-même le « fond » et ne désigne ni la volonté consciente des psychologues ni une volonté totalement privée de conscience (que rien ne distinguerait alors d’une nécessité aveugle), mais un «centre vivant de forces » que l’on peut comparer à l’« appétit » ou à la « poussée » d’un être en
devenir ; il est « le désir qu’éprouve l’un de s’engendrer soi-même ». Le second commencement est la «volonté de l’amour», volonté cette fois pleinement consciente et libre par laquelle « le Verbe est proféré dans la nature »; il est Pacte par lequel Dieu émerge comme sa fin révélée de ce dynamisme impersonnel et « se rend pour la première fois personnel ».Schelling