Le bonheur : l'heureux et l'envieux
L’heureux et l’envieux
La réponse à notre question se trouve peut-être dans le fait que peu de personnes parviennent à être heureux et que la plupart ont du mal à l’admettre. Dans Caligula, Camus met en scène ce sentiment de façon radicale et violente. La pièce s’ouvre alors que le jeune empereur Caligula a disparu depuis plusieurs jours. Alors que les conseillers et les patriciens cherchent la raison de sa fuite, accusant soit l’amour, la mort ou la trop grande jeunesse de l’empereur, ce dernier réapparaît porteur d’une « vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter. […]. Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux ». Ne supportant pas cette impuissance et ce malheur généralisés, Caligula décidera de façon tragique de s’en mêler et d’en rajouter puisque son statut d’empereur lui donne un pouvoir immense, mais finalement jamais assez grand pour réaliser l’impossible.
De façon moins tragique, mais pourtant souvent dramatique, l’impuissance ou l’incapacité de la majorité à être heureux opposent à la recherche du bonheur la jalousie et l’envie.
Si je ne parviens pas moi-même à être heureux, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, il peut vite devenir insupportable d’observer le bonheur de ceux qui y parviennent. L’envie et la jalousie que j’éprouve, qui ont toutes deux bien plus à voir avec l’orgueil et l’amour-propre qu’avec l’amour et le désir, me font me réjouir et me moquer de chaque faux pas que je vois ou même simplement suppose.
Spinoza, Ethique, IV1 partie, scolie de la proposition 45, 1677
« Entre la moquerie [que, dans le corollaire I, ¡’ai dite être mauvaise) et le rire, je fais une grande différence. Car le rire, tout comme la plaisanterie, est une pure ¡oie ; et par suite, à condition qu’il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même (selon la proposition 41). Et ce n’est certes qu’une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d’apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Tels sont mon argument et ma conviction. Aucune divinité, ni personne d’autre que l’envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte, etc., qui sont signes d’une âme impuissante. Au contraire, plus nous sommes affectés d’une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c’est-à-dire qu’il est d’autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine. C’est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu’il se peut (non certes jusqu’au dégoût, car ce n’est plus y prendre plaisir) est d’un homme sage.
C’est d’un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui. Le corps humain, en effet, est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée, afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l’esprit soit aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois. C’est pourquoi cette ordonnance de la vie est parfaitement d’accord et avec nos principes et avec la pratique commune. »
Lorsque cette attitude devient majoritaire et se répand dans la société, elle finit par assimiler la poursuite du bonheur à une recherche honteuse ou immorale. C’est pour mieux dénoncer cette attitude que Spinoza la dévoile comme « une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir ». La superstition désigne pour lui un mauvais usage de la croyance. On devient superstitieux lorsque notre croyance se mêle de craintes et de
fausses espérances. Pensant comme Épicure, et pour des raisons parfois similaires, qu’il ne faut pas craindre les dieux1, Spinoza suppose que la plupart des gens sont d’abord malheureux car leurs croyances ou leurs superstitions les empêchent d’« user des choses et y prendre plaisir autant qu’il se peut (non certes jusqu’au dégoût, car ce n’est plus y prendre plaisir) ». La superstition (et l’impuissance qu’elle entraîne) est ainsi et à la fois le résultat de la crainte et l’origine de l’envie et de la jalousie qui constituent autant d’obstacles au bonheur.
Il convient donc, pour être heureux, de le rechercher sans crainte et de se méfier de tous les envieux, qui par leur moquerie ou leurs actes, tenteront de nous rendre aussi impuissant qu’eux2. La recherche, que propose, Spinoza est d’ordre pratique et non théorique : elle consiste à établir un cercle vertueux entre le corps et l’esprit, chacun étant l’un et l’autre et l’un par rapport à l’autre dans les meilleures dispositions. Spinoza, bien avant Kant, met comme seule limite à cette recherche le fait de ne pas « faire tort à autrui ». Cette limite est pratique avant d’être morale, au sens où tout ce que nous avons montré précédemment permet de comprendre à quel point il ne faut pas attiser la jalousie et l’amour-propre d’autrui (qui n’en ont pas besoin) si nous voulons protéger notre bonheur.
Atteindre cet équilibre et cette harmonie entre le corps et l’esprit ne se fait pas en un jour et suppose une activité et une attention de tous les instants si on veut en faire une habitude et une règle de vie. C’est précisément cette activité qu’examine et définit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque.
Vidéo : Le bonheur : l’heureux et l’envieux
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