L'argument du langage privé et le mythe de l'intériorité
Dans les Recherches Philosophiques (1953, I, § 244-271), Wittgenstein a proposé un argument contre l’idée même d’un langage privé. S’il est correct, tout un pan de la philosophie contemporaine, supposant implicitement la possibilité d’un langage privé, est sérieusement ébranlé. C’est le cas des philosophes pour lesquels nous avons un accès privilégié à nos contenus de pensée, nos émotions, nos sentiments, nos affects. Cela vaut aussi bien pour les philosophes dans la lignée de Bergson ou des phénoménologues que pour des philosophes cognitivistes présupposant la possibilité d’identifier intérieurement des entités mentales (on parle parfois de «vécus»), qui seraient les significations, accessibles seulement en première personne, des termes utilisés pour signaler leur existence.
Wittgenstein imagine un langage dont les significations sont des expériences vécues par un sujet (intérieurement). Par exemple, l’expression «S» est introduite comme nom d’une sensation déterminée de ce sujet. Un langage de cette sorte serait privé, non pas au sens d’un code secret (qui peut être rendu public ou déchiffré), mais par principe : seul le sujet qui associe le nom et la signification (le vécu intérieur) saurait ce que l’expression signifie (veut dire). Une langue, l’anglais, le polonais, le yakoute ou le français, est alors un langage privé, pour peu que nous prétendions que, pour le sujet qui l’utilise, la signification de ce qu’il dit, ce sont des vécus privés (intérieurs). Par « langage privé », il faut entendre l’interprétation mentaliste de toute langue que nous utilisons, et de la manière dont, dans n’importe quelle langue, des termes, particulièrement psychologiques, peuvent signifier. Est « mentaliste » toute thèse selon laquelle la signification de termes psychologiques est donnée par ce qui se passe dans l’esprit du sujet, et auquel ce sujet est le seul à avoir accès (l’accès est « privé »).
Wittgenstein montre que, dans une telle interprétation mentaliste du langage, le sujet ne dispose d’aucune règle pour déterminer si l’usage qu’il fait de « S » est correct ou non. Car une règle privée est une contradiction dans les termes : une règle ne peut être que publique. Pour que suivre la règle ou l’enfreindre fasse une différence, il faut savoir si on l’a suivie ou enfreinte. Si la règle est privée, comment est-ce possible ? Si tout se passe dans l’intériorité d’un sujet, suivre la règle d’usage de « S » et croire suivre cette règle, ce n’est pas si différent.
Cela fait partie du concept de règle qu’il puisse y avoir un accord ou un désaccord sur la question de savoir si quelque chose constitue un processus conforme à la règle, [dit Jacques Bouveresse], mais dans le cas du langage privé il ne peut rien y avoir de tel, puisque l’instance ultime n’est pas constituée par une expression publique de la règle et une pratique établie déterminant l’application correcte. (1976, p. 429)
La notion de langage privé est absurde.
« Et alors ?, pourrait-on dire, qu’est-ce que cela fait ? Tout langage est public, la belle affaire ! Chacun n’en est pas moins enfermé dans sa vie intérieure. Nous avons du mal à comprendre les autres et chacun sait pour lui-même que rares sont les occasions où nous sommes compris. Ma vie intérieure, c’est ce que je suis essentiellement… » Il existe toute une industrie littéraire et artistique autour de cette notion d’intériorité, et d’incompréhension entre les êtres. Ceux-ci ne peuvent s’extraire d’eux-mêmes, échanger les uns avec les autres. Un courant du roman moderne ne vit même que de ce culte de la subjectivité. Voici également un commentaire éloquent de L’homme qui marche, la célèbre statue de Giacometti : L’Homme qui marche […] symbolise, à lui seul, la nature même du xxe siècle ; il en dit toute la difficulté d’être, l’étrange et quasi-impossibilité d’aller à la rencontre de l’Autre et la solitude du millénaire finissant…
Cette rhétorique de l’isolement de l’humain dans son for intérieur présuppose la possibilité d’un langage privé. Or, si un tel langage est absurde, tout ce pathos autour de « l’étrange et quasi-impossibilité d’aller à la rencontre de l’Autre » repose sur du sable. Que les êtres humains puissent parfois avoir du mal à se comprendre et à s’apprécier, cela ne fait pas de doute. Mais les raisons ne sont pas celles que donnent les « intérioristes ». Elles sont morales, et non psychologiques ou phénoménologiques.
Tout un ensemble de philosophes fait pourtant grand cas de l’existence d’un moi, d’un sujet, d’un esprit, dont toute l’activité semble être de pénétrer en lui-même. Il se penche sur ses «vécus». Et ce terme de «vécu» est délicieusement suggestif. Ce qu’il désigne reste obscur, mais on sent confusément que c’est profond et, surtout, intime. Chacun a son vécu, nous explique-t-on, et c’est là que tout se passe. Faire appel au vécu, cela risque alors de n’être rien de plus qu’une sorte de formule magique. Nous sommes tentés de dire que la signification d’une expression psychologique en première personne est un événement intérieur, quelque chose auquel le sujet seul a accès. On fait alors grand cas de l’expérience de soi, de la profondeur de la vie intérieure, supposée fondatrice du sens qu’ont pour nous toutes choses. Cette vie intérieure est parfois considérée comme une ouverture sur l’Absolu, l’Autre (Dieu), l’invisible. Il n’est bien sûr pas question de dire que quelques remarques de Wittgenstein feraient s’écrouler tout le projet de ce courant, en montrant que la vie intérieure dont elle prétend faire la phénoménologie, repose sur une théorie discutable de la signification des termes psychologiques, tenue à tort pour évidente. Pourtant, la critique de la notion de langage privé à des implications radicales au sujet de ce qui peut donner une signification aux termes psychologiques, et dès lors de ce qu’on peut entendre par « intériorité ».
Cette critique implique en effet que la connexion entre une pensée, une idée, une sensation, et son expression extérieure, particulièrement linguistique, n’est pas contingente, mais essentielle. L’identification d’une pensée, d’une émotion, d’une sensation n’est pas préalable à la maîtrise des termes psychologiques, comme penser que, croire que, vouloir que, avoir l’intention, ou être content, aimer, avoir peur, avoir mal. Cette identification suit la pratique réglée, et dès lors commune, du vocabulaire psychologique. Elle consiste même dans cette pratique. Ce n’est pas parce que nous avons une vie intérieure que les termes psychologiques veulent dire quelque chose, mais cette vie intérieure tient dans l’usage que nous en faisons. La vie intérieure résulte de l’apprentissage de ces termes psychologiques. Notre intériorité, nous la devons ainsi à notre vie sociale, et surtout à la communauté linguistique dans laquelle nous avons été éduqués. Par exemple, si le terme « amour » a pour nous un sens, ce n’est pas parce que nous aurions, au préalable, identifié une expérience intérieure, pour peu qu’elle ait été préalablement vécue. Une phénoménologie de l’amour doit tout à certains usages du vocabulaire affectif et à la façon dont, à partir de lui, nous pouvons prétendre raconter nos affects. Cela ne veut nullement dire que nos sentiments les plus profonds sont des illusions, et que tout projet d’expression de soi est une duperie. Que l’identification de nos pensées, émotions, sentiments, suppose la maîtrise du langage psychologique n’implique nullement que nous n’avons pas de vie psychique et même intérieure. En revanche, il n’y a pas de phénoménologie « pure » qui pourrait ne pas tenir compte des conditions d’acquisition et d’usage du langage psychologique.
Cependant, pour ceux qui identifient quasiment la philosophie à une phénoménologie de l’intériorité, source du sens des phénomènes donnés, dans la perception intérieure et extérieure, l’argument du langage privé et la critique du mythe de l’intériorité passe simplement à côté de l’essentiel. On a là un cas exemplaire de clivages philosophiques sans conciliation possible, semble-t-il. Si la philosophie est l’exploration des conditions subjectives profondes du sens de toutes choses, grâce à une phénoménologie de la vie consciente et inconsciente, alors, l’argument que notre vie intérieure dépend fondamentalement du langage commun devient insupportable, une vraie atteinte à notre personne. L’essentiel pour les uns, cette intériorité, relève de la pire des confusions philosophiques pour les autres. Ainsi va la philosophie. (Voir éclairage n° 2, «Que valent les arguments philosophiques ? »)