L'abime de la liberté : La négation de la raison par elle-même
Mais pourquoi précisément cette subordination de la raison à la sensibilité? Pourquoi celte opposition de la volonté à elle même? Pourquoi ce choix que lait l’homme de renoncer à ce qui fait sa dignité? c’est a cette question qu’il n’est pas possible de répondre : « il n’existe pas de raison compréhensible pour savoir d’où le mal moral aurait pu tout d’abord nous venir ». De même qu’il faut parce qu’il faut, il ne faut pas parce qu’il ne faut pas. Comme le choix de la raison, le choix de renoncer à la raison est lui-même sans raison. Il est l’acte d’une déraison pratique dont les ressorts sont encore une lois plus enfouis en nous que ne peut l’être pour notre connaissance le schématisme des concepts purs de l’entendement.
La question de la possibilité de la volonté mauvaise est en effet la réplique, en négatif, de celle de la possibilité de la volonté bonne, qui avait occupé Kant dans la Critique de la raison pratique et l’avait conduit a la notion opaque de « fait-de-la- raison ». Sa conviction que « des principes empiriques sont impropres a servir de fondement à tics lois morales» l’avait amené en effet, dans un premier temps, à concevoir un tel fondement au seul point de vue de la raison pure; et elle l’avait contraint dans un deuxième temps de supposer une action immédiate de celle-ci sur la volonté. Chez des êtres finis, comme le sont les hommes, cette action n’est révélée à elle-même que sous la forme d’un impératif étranger au sentiment de plaisir et de peine. Elle détermine le vouloir, non par le biais d’un mobile sensible, mais par la seule forme d’une loi qui constitue le fond de la raison elle-même. De cette conception du fondement de la moralité suit la formule la plus générale de la loi morale : « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ». Or ce pouvoir de la raison sur la volonté n’a pas, selon Kant, besoin d’être démontré : il doit être accepté comme un fait. C’est ce fait qu’il propose d’appeler, pour le distinguer du fait empirique, « fait-de-la-raison ». Comment la raison peut agir sur la volonté, comment une loi —a fortiori la simple forme d’une loi en général — peut nous affecter et faire naître en nous un « sentiment pratique » tel que le respect, c’est ce que l’on doit « admettre » mais qu’« on ne peut expliquer davantage ».
Or la possibilité du mal radical n’est pas moins mystérieuse que celle de l’impératif moral compris précisément comme l’affection de la volonté par la loi. Car ce qu’il faut penser alors, c’est une désaffection volontaire et immotivée pour cette même loi. Le concept d’un « penchant au mal » nous y aide-t-il?
La difficulté vient de ce que rien n’est mauvais moralement, si ce n’est par notre fait; car, par définition, un penchant précède tout fait. Le concept d’un penchant au mal, pris à la lettre, est donc contradictoire. Il ne cesse de l’être que si l’on entend ici encore, par « fait », non un fait empirique, mais l’équivalent, du côté de la volonté mauvaise, du « fait de la raison » auquel avait reconduit l’analyse de la bonne volonté. Le mal devra être défini dès lors comme la répulsion de la raison par elle-même. Mais la libre perversion, par l’homme, du fondement de la moralité, ne sera-t-elle pas rendue ainsi plus « impénétrable » et plus « incompréhensible »?
Quelle est, en effet, l’origine de cette répulsion? Pourquoi l’homme, d’abord affecté par la loi morale, subordonne-t-il celle-ci à ce qui n’est pas elle? Comment expliquer l’admission par l’homme, en tant même qu’il est un être de raison, d’un principe qui met la raison en contradiction avec elle-même? Y a-t-il une cause à l’acharnement que l’homme met à retourner contre soi cela même qui fait son humanité? S\ l’on ne peut sans incohérence invoquer, pour répondre à ces questions, les « bornes de notre nature », c’est que celle ci ne se distingue plus d’une liberté qui démontre alors un pouvoir sans bornes.
Le mal vient de nulle part et ne va nulle part. Il est comme ces voies obscures qui, à peine en ont-elles surgi, se perdent à nouveau dans la nuit. L’acte qui le pose ne manifeste rien — sinon lui-même. « Désordre » et « démesure », il l’est moins parce qu’il déferait un ordre établi ou s’opposerait à une mesure déjà donnée en nous-mêmes ou dans les choses, que parce que la liberté s’affirme en lui comme un surgissement par essence étranger à l’ordre et à la mesure. La liberté n’est pas le mal —comme le montre le concept kantien d’« autonomie », qui est celui d’une liberté qui se découvre liée à la loi qu’elle s’est donnée — mais le mal est le fait d’une liberté qui ne sait et ne veut que soi : il est le lait d’une liberté que rien ne lie et qui croit trouver, dans son opposition à la loi, la preuve qu’elle existe et qu’elle est au-dessus de toute loi.
« Génération sans fin, sans but, en quelque sorte sans cause et sans détermination », écrivait Proclus : le mal est pour nous un abime et cet abîme —c’est la leçon de Kant — est l’abîme de la liberté. Dans le mal, plus encore que dans le bien, la liberté apparaît comme l’ultime « fondement » de notre conduite, mais elle se montre elle-même, en cette circonstance, comme absence de fondement. Schelling ne parle pas par hasard de la « stupeur » de la pensée devant l’existence qui se présente à elle comme liberté, ni Kierkegaard de P« angoisse » que fait naître en nous cette même liberté lorsqu’elle « plonge dans son propre possible ». Pour Kant aussi — pour Kant d’abord—, l’angoisse est fondamentalement, le « vertige » de la liberté : l’homme qui découvre en lui son pouvoir « se tient pour ainsi dire au bord d’un précipice »; et pour lui aussi l’expérience du mal est l’expérience privilégiée qui révèle ce pouvoir à lui-même.L’abime de la liberté