La volonté indifférente : Un mal absolu
Au-delà de l’égoïsme et de l’altruisme
Cette rencontre est celle, imposée par l’histoire, d’un devenir « inhumain » de l’homme —clic est celle d’un monde non seulement sans Dieu mais encore sans l’homme, tel du moins qu’il s’était compris et interprété lui-même au fil d’une tradition multimillénaire qu’il se montre précisément capable de laisser à présent derrière lui. Ce monde sans Dieu et sans l’homme est celui auquel donnent naissance les sociétés totalitaires. C’est l’analyse qu’elle en fait qui amène Arendt à donner un contenu nouveau — et selon elle seul approprié — à ce qu’elle appelle à son tour un « mal radical ».
L’impossibilité de concevoir un mal vraiment radical est en effet, selon Arendt, un trait dominant de notre culture. Elle en veut à preuve la théologie chrétienne, « qui attribuait au diable lui-même une origine céleste », et la doctrine kantienne du mal, trop vite ramenée « au concept d’une volonté perverse explicable à partir de mobiles intelligibles » reconduisant tous à l’amour de soi. Même si cette seconde affirmation est, à la lettre, erronée, Y amour de soi est bien, à côté de la volonté autonome, l’un des piliers de l’anthropologie kantienne, d’où dérivent la forme impérative de la loi morale et l’échec inévitable de nos efforts pour vaincre définitivement en nous mêmes tout ce qui peut nous en détourner. Or ce sont ces deux piliers qu’ébranlent des sociétés qui se sont explicitement présentées comme des essais pour ramener les conditions de la vie humaine aux conditions de la vie animale et pour édifier un système dans lequel il s’agit moins de tuer des hommes que de tuer l’homme en chacun des représentants de l’espèce. Le radical consonne alors avec le banal et désigne une certaine indifférence de l’homme à ce qui le lait homme.
Dans la doctrine kantienne, de lait, le mal, pour « radical » qu’il fût, laissait ouvertes deux perspectives : la première était l’histoire comprise comme « un progrès qui peut bien connaître des interruptions mais jamais une rupture définitive », et où« l’opposition générale d’où naissent tant de maux » dévoile paradoxalement
« l’ordonnance d’un sage créateur » et non « la main d’un mauvais génie qui aurait gâché son magnifique ouvrage » ; la deuxième était la religion, à laquelle « la morale conduit » d’autant plus « infailliblement » que l’homme se découvre faillible ci s’aperçoit que sa puissance ne suffit pas pour réaliser dans le monde l’harmonie du bonheur et des actions qu’il accomplit pour s’en rendre digne’. Et ces deux perspectives supposaient que, « dans l’homme, le principe moral ne s’étei [ gne | jamais » ni ne puisse être simplement retourné comme il le serait si l’homme était le diable et se montrait ainsi capable d’un mal absolu.
Que cette supposition doive être abandonnée, que l’homme soit effectivement capable d’un mal absolu, qu’en se rendant capable d’un tel mal, la volonté pèche moins par son orgueil que par son absence, par son égoïsme que par son indifférence, que s’achève ainsi l’histoire de « l’homme coupable » et commence celle d’un être à qui « tout est possible »— telles seront les implications principales de l’analyse, par Arendt, des sociétés totalitaires et des corrections qu’elle apporte à la doctrine kantienne du mal radical.l’égoïsme et de l’altruisme