La souffrance originaire : L'altération de la temporalité
C’est à la fois entre les hommes et au cœur de l’expérience de chacun que la souffrance introduit la discontinuité révélée par l’épuisement du symbole et l’éclatement du récit. Jean profond qu’aucune forme de communication ultérieure avec les hommes ne pourra compenser » : « vingt-deux ans après », écrit-il, « je pendouille toujours, suspendu au bout de mes bras disloqués, .un mètre du sol, le souffle court». Mais « le premier coup reçu » suffit à Améry remarque, à propos de la torture physique, que « celui qui |v] a été soumis «est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde » et se trouve plongé dans « un état briser définitivement l’ensemble des liens qui fondent notre confiance dans le monde; il altère l’« évidence naturelle » dont parle Husserl pour caractériser la présomption que nous avons, quotidiennement, que notre existence continuera de se dérouler de manière concordante. Cette continuité, certes, est d’une certaine manière préservée, mais son sens est entièrement modifié : elle devient l’évidence toujours continuée de l’impossibilité de continuer ainsi. Dans ce cas comme dans tous les autres, la souffrance infirme décidément la définition de l’homme que propose Dostoïevski dans ses Souvenirs de la maison des morts : « un être qui s’habitue à tout ».
Ce n’est pourtant pas seulement la confiance attachée à la constitution passive du présent, mais encore Vandoise issue de l’orientation fondamentale de la temporalité vers l’avenir — vers un avenir intérieurement limité par la mort —, que brise l’instant absolu du souffrir. Selon Heidegger, toutes les possibilités vers lesquelles nous nous projetons sont affectées par la possibilité « toujours nôtre » du mourir. « Possibilité de l’impossibilité », c’est ainsi plus exactement qu’il faut appeler une échéance constamment anticipée comme le terme inévitable de tous nos projets. Qu’il y ait, pourtant, pire que la mort, plus impossible qu’elle, c’est ce que montre le désespoir. En définissant celui-ci comme la « maladie mortelle », Kierkegaard ne veut nullement dire que nous désespérons d’avoir à mourir un jour. Au contraire : on désespère d’abord de ne pouvoir mourir, c’est à-dire de ne pouvoir échapper à soi. Aussi la mort a-t-elle, pour l’homme désespéré, le visage de la délivrance. Il en est de même, jusqu’à un certain point, pour l’homme qui souffre. Le temps tout entier, dans la souffrance, a la forme de l’Éternel Retour. Devenir, c’est revenir. Ce qui passe, aussi bien demeure. La subsistance apparaît en elle comme l’unique modalité de l’existence. Au mouvement d’une réalité originairement jetée vers l’avenir, elle substitue l’immobilité d’un présent absolu. La souffrance transit l’élan du projet; elle suspend l’ouverture même du temps. Ce n’est pas que celui qui souffre ne soit pas capable d’anticipation ou de prospection; mais l’exercice d’une telle capacité, loin d’élargir le présent, en augmente indéfiniment l’intensité. L’homme qui souffre est un être qui ne peut avancer ni reculer ni demeurer là où il est. Nulle autre perspective ne lui est offerte que celle de la perpétuation de la souffrance. « Ce qui a été, sera; et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera »; « le Seigneur a fermé de toutes parts le sentier que je suivais et je ne puis plus passer ».
Freud remarque, à propos de la douleur physique, que le sentiment qui domine alors la personne est celui de quelque chose qui ne se terminera jamais*. Souffrir, c’est souffrir sans fin. Le temps de la souffrance est un temps sans échéances. Il est P insupportable et irrémissible attachement de la vie à elle-même. C’est en quoi, précisément, la souffrance n’est pas l’angoisse : la mort n’apparaît plus en elle comme le sens ultime de la temporalité. « A Auschwitz », écrit J. Améry, « nous n’avions pas peur de la mort »; « des hommes mouraient partout mais la figure de la Mort avait disparu ‘ ». L’Enfer n’a pas par hasard été conçu comme le lieu de la damnation éternelle. Plus impossible que la mort est l’impossibilité de mourir. A l’homme qui souffre, la mort n’apparaît pas comme la première impossibilité mais comme la dernière possibilité. En destituant l’avenir de sa fonction constitutive, le mal destitue la mort de sa signification définitive.
« Être ou ne pas être… » — telle n’est donc plus la question. A l’alternative de l’être et du néant, la souffrance substitue celle de l’être et du devoir-être. Cette substitution explique le lien qui unir la souffrance à la révolte. Mais elle ne permet pas moins de comprendre pourquoi la souffrance, bien qu’elle tienne la mort pour une impossibilité moins grande que la vie, n’en fait pas toujours choix contre elle- même. Elle ne permet pas moins de comprendre autrement dit le lien plus profond qui, en dépit ou plutôt à cause du désespoir où d’abord elle nous plonge, unit la souffrance et V espérance.
Les bouleversements que la souffrance introduit dans notre existence n’ont peut-être pas une signification purement négative : ils correspondent peut-être moins à une altération qu’à une transformation interne du sens de la temporalité. Montrer qu’il v a, entre la souffrance et l’espérance, plus qu’une consonance poétisante, plus aussi que le prétexte équivoque d’une parabole édifiante, tel sera donc, lorsqu’il s’agira de répondrez la question que nous pose le mal et d’évaluer à cette lin les réserves d’affirmation de la personne, l’enjeu le { »lus important de cette phénoménologie croisée du temps et de ce qui en compromet d’abord radicalement l’unité et la signification.
Mais il faut, avant cela, décrire un à un les traits essentiels d’une expérience qui met la personne à nu. Les quatre étapes de cette description correspondront à quatre antinomies que l’on peut dire fondamentales puisque la souffrance elle- même a le pouvoir de les faire naître et d’en susciter les expressions contradictoires. Corps et Âme, Nature et Liberté, Être et Devoir-Être, Soi et l’Autre : dans l’existence la plus singulière comme dans la réflexion la plus abstraite, tels en sont les termes opposés.