La raison et le réel : Que signifie vivre ?
Derrière la froideur apparente du titre de ce chapitre, se cachent les problèmes les plus brûlants et parfois les plus intimes de notre vie ou de notre temps. Car s’interroger sur ce qui définit le vivant, ou sur une hypothétique frontière entre la matière et l’esprit, entre le mécanique et l’organique, revient non seulement à reprendre tous les questionnements et querelles sur « l’âme » ; mais aussi à s’interroger sur notre rapport à l’inerte ou à la mort. Ces interrogations ne sont jamais ni vaines ni simples.
Chaque année, surgit ainsi l’histoire particulière d’un homme ou d’une femme qui pose et repose à la société le problème de l’euthanasie. Les difficultés que chacun éprouve à y apporter des solutions montrent à quel point « le vivant » ne peut se réduire à une définition biologique ou organique. « Etre vivant » ne saurait se confondre avec la simple survie. Le terme même de survivant a toujours une connotation dramatique et est bien plus attaché à la mort qu’à la vie. Le survivant est d’abord celui qui revient de loin, de l’enfer ou de la mort elle-même.
Dans la même optique, nous avons les pires difficultés à penser un corps sans esprit. L’état végétatif, s’il convient aux plantes, ne semble pas pouvoir permettre de qualifier un organisme animal de « vivant » ; et cela d’autant plus que cet organisme apparaît plus complexe, comme c’est le cas pour l’être humain. La créature du Docteur Frankenstein ne saurait devenir vivante – pas même un monstre, et encore moins un être humain – si elle ne restait qu’agrégat de matières et coutures de cadavres. Il manque « l’étincelle » de vie que la tradition assimile souvent à l’esprit. Est<e à dire que l’addition de la matière et de l’esprit qualifie le vivant ?
Il convient donc de s’interroger sur une multitude de frontières, entre la mort et la vie, la matière et l’esprit, le mécanique et le dynamique, le mouvement et l’inerte ; et ainsi tenter d’éclairer cette question que chacun inévitablement finit par se poser : que signifie vivre ?
Que signifie vivre ?
Avant de s’aventurer sur un sujet aussi délicat, écartons quelques écueils qui pourraient nous faire tomber dans un charabia métaphysico-mystique aussi séduisant pour les esprits influençables qu’écœurant pour les autres. Il convient tout d’abord de ne pas confondre un usage précis du langage avec un usage métaphorique : un certain nombre de faux savants et de vrais charlatans utilisent par exemple les notions, habituellement utilisées en physique, d’énergie ou d’entropie (en un sens métaphorique) pour
méandres du vivant et de l’esprit.
Aidons-nous pour commencer d’une définition et d’une série de questions aussi courtes que provocantes proposées par Nietzsche au sujet des problèmes qui nous intéressent.
Nietzsche, Le Gai Savoir, § 26, 1882
« Que signifie vivre. — Vivre — cela signifie : repousser sans cesse quelque chose qui veut mourir. Vivre — cela signifie : être cruel et implacable contre tout ce qui, en nous, devient faible et vieux, et pas seulement en nous. Vivre cela signifierait donc : être sans pitié pour les agonisants, les misérables, les vieillards ? Etre sans cesse assassin ? »
Être vivant consiste donc pour Nietzsche non pas à refuser la mort mais plus précisément ce qui « veut » mourir. Il faut alors comprendre, pour se garder de tout dangereux contresens, que ce texte n’est pas un appel au meurtre qui pourrait nous faire confondre son auteur avec le héros d’Orange mécanique ou de Chasseurs de vieux1mais une violente critique du nihilisme. Ce qui s’oppose pour Nietzsche à la vie, ce n’est ni la destruction, ni la violence mais la maladie – plus précisément une maladie de la volonté. Nietzsche accuse la morale, et plus généralement la culture européenne, de faire de la plupart des hommes des êtres qui
ne sont plus capables de vouloir par eux-mêmes. Or, pour être et se sentir vivant, il faut d’abord être capable de donner à sa vie un sens personnel et singulier. Vivre, pour Nietzsche, suppose d’abord de le vouloir. Force est de constater que la plupart se contente d’obéir et de marcher dans les chemins que les moralistes leur indiquent. Mais ce n’est pas le plus grave : le pire pour Nietzsche ne consiste pas même à ne rien vouloir mais à vouloir le néant et à sombrer dans le nihilisme.
Et, pour lui, la volonté de néant se retrouve dans la plupart des valeurs que la morale tente d’imposer aux hommes. En considérant l’égoïsme et l’ambition comme des vices ; et inversement le désintéressement, le sens du renoncement ou du sacrifice comme les plus hautes vertus, la morale empêche les hommes de vivre. Le fait même de suivre une morale ou de s’imposer des croyances n’est pas la cause de l’affaiblissement de la volonté mais son expression. C’est en effet dans les moments de fatigue, d’épuisement ou de détresse, dans les moments où il est difficile de garder une volonté forte, que la plupart des croyances nous apparaissent de façon illusoire comme des solutions. Nietzsche reproche aux croyances et en particulier au christianisme d’hypnotiser et d’empoisonner la volonté des « agonisants, des misérables et des vieillards ». Et cette maladie de la volonté est marquée par différentes étapes de dégénérescence : un être vivant commence par se transformer en « infirme » avant de finir en « plante de marécage » pour qui l’expression « être vivant » n’a plus aucun sens.
Nietzsche n’appelle donc pas aux meurtres des misérables et des vieillards. Bien au contraire, il leur indique ce qui les empêche de se sentir vivants, il n’est surtout pas non plus un anarchiste ou un fanatique. Il n’est qu’un individualiste au sens le plus fort du terme, dénonçant chaque prétendue valeur qui sous couvert de vertu prive l’homme de volonté, d’indépendance et de liberté. Et pour lui, comme pour d’autres, il faut se méfier plus que tout d’un sentiment qui affaiblit à coup sûr la volonté de celui qui l’éprouve et rend ainsi la maladie contagieuse : la pitié. La pitié, pour Nietzsche, gagne tout être affaibli à la cause du néant.
Nietzsche, L’Antéchrist, § 7, 1888
« La compassion est l’opposé des émotions toniques qui élèvent l’énergie du sentiment vital : elle a un effet déprimant. C’est perdre de sa force que compatir. Par la compassion s’augmente et s’amplifie la déperdition de forces que la souffrance, à elle seule, inflige déjà à la vie. Quant à la souffrance, la compassion la rend contagieuse. »
La compassion, ou la pitié, est un sentiment éprouvé devant le spectacle de la vie affaiblie. Il diminue la force de celui qui l’éprouve, pouvant aller jusqu’à le faire culpabiliser de se sentir vivant et bien-portant. Pire encore, pour le malade, un tel sentiment lui interdit souvent de mourir en paix On comprend alors qu’« être sans pitié pour les agonisants, les misérables, les vieillards » ne renvoie surtout pas à une volonté de torture ou de destruction, mais au contraire demande à chacun de laisser « mourir fièrement quand il n’est plus possible de vivre avec fierté».
Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, Divagations d’un « inactuel », §36, 1888
« Une fois atteint un certain état, il est inconvenant de vivre plus longtemps. Continuer à végéter dans une lâche dépendance des médecins et de leurs pratiques, une fois que le sens de la vie, le droit à la vie est perdu, cela devrait susciter de la part de la société le mépris le plus profond. […]
La mort librement choisie, la mort au moment voulu, lucide et joyeuse, accomplie au milieu de ses enfants et de témoins, de sorte que de vrais adieux soient possibles, puisque celui qui prend congé est encore présent, et capable de peser ce qu’il a voulu et ce qu’il a atteint, bref de faire le bilan de sa vie – tout cela par opposition à, la comédie pitoyable et atroce que le christianisme s’est permis de jouer avec la dernière heure des mourants. On ne saurait pardonner au christianisme d’avoir abusé de la faiblesse des mourants pour violer leur conscience, et de leur manière même de mourir pour en tirer des jugements de valeur sur l’homme et son passé I […]
Par simple amour de la vie, on devrait vouloir une mort différente, libre, consciente, qui ne soit ni un hasard, ni une agression par surprise…
La société, que dis-je, la vie en tire plus de profit que de n’importe quelle « vie » passée dans le renoncement, l’anémie chlorotique et autres vertueuses dispositions. »
Ce texte paraîtra certainement violent et provoquant à certains, mais certainement moins scandaleux que ce portrait que l’on retrouva dans la plupart des journaux la semaine passée. Il montrait le visage d’une femme défigurée par la souffrance et une maladie incurable. Elle demanda à la société de l’aider et de l’autoriser à mourir entourée des siens ; mais la société, toute pleine de pitié et de bons sentiments, lui refusa – elle mourut quand même misérablement.
Il faut donc se méfier de cette pitié qui rend la souffrance contagieuse, et ordonne en même temps de conserver par tous les moyens les condamnés de la vie. Le sentiment de pitié qui se généralise et se fait passer pour vertu annonce pour Nietzsche ce qu’il appelle « le dernier homme». Ce dernier ne veut plus grand-chose et en tous les cas plus rien de personnel : « plus de pasteur, un seul troupeau ! »
Et à mesure que le temps s’écoule, ces hommes s’enfoncent un peu plus dans leur misère et leur ennui, devenus de véritables plantes de marécages. Ils ne cherchent même plus à se débattre ; la mort elle-même devient insignifiante, une idée lassante comme toutes les autres : « Même pour la mort, déjà sommes trop las ; à présent nous veillons encore et continuons à vivre en des caveaux mortuaires ». Les caveaux, comme les marécages et les marais, symbolisent pour Nietzsche les lieux d’où l’on ne revient pas, où la vie a cédé devant le poids de valeurs trop pesantes ; où la volonté essaye tant bien que mal de stagner alors qu’elle ne peut que s’enfoncer jusqu’à la plus grave et plus dangereuse maladie : la volonté de néant, le pire ennemi de tout être vivant.