La raison et le réel :Les limites de la théorie
Les limites de la théorie
Si le réel est bien inaccessible et l’observation toujours imparfaite, il reste toujours et tout de même possible d’organiser les différentes et diverses représentations du monde de façon efficace. À la suite de Russel qui définit l’horizon de la vérité scientifique en termes d’efficacité technique, nous pouvons définir la théorie scientifique comme une tentative de mise en ordre rationnel et efficace des représentations du réel à un moment donné. Et cette tentative, depuis que Descartes en a exprimé le désir, a toujours le même but : rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature ».
Il s’agit donc de comprendre comment il est possible de parvenir à une représentation à la fois rationnelle, ordonnée et efficace de la réalité. Nous pouvons être aidés en cela par la description que fait Einstein de son effort pour comprendre le monde.
Einstein, L’Évolution des idées en physique, 1936
« Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, ¡1 entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il j pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la réalité objective.
Le terme le plus paradoxal, et évidemment aussi le plus important, de ce texte est celui de « création ». Einstein nous permet de comprendre qu’une théorie scientifique ne se fonde pas seulement sur la raison et l’observation, sur l’expérience et l’expérimentation, mais aussi sur l’invention et l’imagination. Contrairement à certains philosophes et à tous ceux qui pensent que le scientifique élabore ses théories en faisant des découvertes qui sont autant de dévoilements d’une réalité objective ou d’une vérité toute faite existant en dehors de l’homme, Einstein affirme que les théories ne sont pas « uniquement déterminées par le monde extérieur », mais aussi et surtout élaborées et imaginées par l’esprit humain. Le scientifique ne travaille donc jamais directement sur le réel mais sur des représentations et des interprétations à partir desquelles il construit des expérimentations permettant de mesurer leur efficacité et validité technique. Il ressemble en ce sens à celui que Kant définissait comme Génie1 dans le domaine artistique.
Parce que l’élaboration d’une théorie scientifique suppose d’inventer une nouvelle façon de voir, d’interpréter et d’expliquer le monde, l’esprit du savant, comme celui du génie, doit être capable d’allier imagination raison et observation. La démonstration ne vise ensuite qu’à faire adhérei la communauté scientifique, puis la majorité des hommes, à la validité el à la pertinence des interprétations et explications présentées.
Une théorie scientifique est donc le résultat de l’alliance entre le monde intérieur de l’esprit et le monde extérieur tel qu’il est donné. Et pour que cette alliance soit la plus réussie possible, il faut sans cesse essayer d’améliore et d’affiner les représentations. C’est pourquoi les instruments de mesure ou d’observation ont une si grande importance dans le domaine de h science. Cette importance permet aussi de comprendre que la techniqui est tout autant au service de la science que la science est au service de la technique, et le cercle vertueux qui s’installe entre le deux est souvent le moteur de la recherche et des découvertes.
Les grandes découvertes scientifiques ont ainsi et en ce sens toujours été liées à de grandes inventions dans le domaine des techniques et des instruments de mesure. On peut ainsi se rappeler que le perfectionnement des premières lunettes astronomiques, élaboré par Galilée en 1609, lui permit l’année suivante d’observer et de comprendre les phases de la planète Vénus. Or ces phases ne pouvaient être rationnellement interprétées qu’en supposant l’hypothèse héliocentrique de Copernic valable. La suite de la démonstration fait partie de l’histoire des sciences et a conduit non seulement à abandonner les théories d’Aristote ou de Ptolémée devenues incompatibles avec les nouveaux moyens d’observation et la précision croissante des instruments de mesure, mais a permis aussi à l’humanité toute entière de changer sa conception du monde et de l’univers. Chaque nouvelle théorie contient donc en elle-même l’émergence de nouvelles représentations et interprétations du monde, sans pour autant jamais nous permettre d’accéder à la réalité telle qu’elle est. Car l’univers est comme « une montre fermée » : nous observons, tentons d’expliquer et de comprendre le mouvement des planètes sans jamais pouvoir être sûr que nos explications rendent compte du réel mécanisme de l’univers. La science essaye d’introduire sans cesse des unités significatives et rationnelles au sein de l’infinie et multiple diversité de nos perceptions et points de vue Et à chaque fois qu’une de ces unités fait sens pour une communauté scientifique ou un ensemble d’homme, nous pensons posséder, pour le temps où elle n’est pas encore remise en cause, une théorie valable. Mais, pour autant et pour toutes les raisons précédemment avancées, personne « ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations [et] ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel ». Et ce constat loin de provoquer un sentiment d’échec est ce qui permet justement à la recherche de rester toujours vivante.
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