La raison et le réel : Les limites de la raison: la raison a t elle des limites
Les limites de la raison
De nouvelles théories scientifiques apparaissent lorsque sont réunies au moins trois conditions. D’une part, l’incapacité d’une ancienne théorie à expliquer des phénomènes nouveaux ou certaines expériences. D’autre part, l’émergence de nouvelles interprétations du monde. Enfin, la capacité pour l’auteur d’une interprétation nouvelle du monde d’en démontrer la validité. La philosophie, elle-même, est apparue, il y a plus de vingt-cinq siècles, lorsque des hommes dont le nom retentit encore aujourd’hui dans l’histoire des sciences, ont proposé une interprétation du monde en rupture avec les discours religieux ou mythiques de leur époque. Ils s’appelaient Thalès, Pythagore ou encore Héraclite.
Il faut ajouter à ces trois conditions un constat : aucune théorie scientifique n’a jamais été établie une fois pour toutes ; et toutes, à un moment ou à un autre ont fini par être remises en cause. Nous pouvons déduire de ce constat trois conséquences. Premièrement la science n’est pas comme une langue morte que les hommes se transmettraient au travers des âges ; elle est au contraire en perpétuelle évolution. Secondement, cet inachèvement suppose de penser la science et les théories qui s’y rattachent non pas en terme de vérité, mais en terme de recherche. Troisièmement, cette perpétuelle évolution ne peut s’expliquer que par l’incapacité à démontrer totalement la validité d’une théorie ou l’impossibilité de faire l’ensemble des expériences qui permettraient de la vérifier.
Il s’agit donc de s’interroger sur les limites de la démonstration, des théories et des expériences ; c’est-à-dire, essentiellement, sur les limites de la raison.
Alors que la philosophie est née en remettant en cause toute théorie, tout discours ou dogmes qui prétendaient à la vérité ou à l’universalité, Kant propose dans la Critique de la raison pure de remettre en cause les prétentions de la raison elle-même par rapport à sa volonté de connaissance. L’immense mérite de Kant est de nous faire comprendre qu’il y a des choses que nous ne pouvons pas comprendre et encore moins démontrer ou savoir. Mais cela pose un problème, car alors même que la raison ne peut pas les connaître, elle en a pourtant l’envie.
Partons d’une expérience pour expliquer ce paradoxe et mieux définir ce que sont ces objets inconnaissables. Tout simplement partons de vous, qui êtes en train de lire ces mots. Vous êtes là, ce livre dans les mains et vous menez une existence que je ne connais pas. Mais de votre existence, nous pouvons être sûrs. Vous existez donc ; et à partir de ce simple fait, la raison peut démontrer logiquement une foule de choses Pour ces démonstrations, la raison s’efforce de trouver un lien logique entre des faits, des événements ou des phénomènes pour parvenir à une conclusion. La logique dont elle se sert repose sur deux grands principes : le principe de non-contradiction et le principe de raison suffisante. Le
premier principe stipule’ qu’une même chose ne peut pas à la fois être et n’être pas (au sens où vous ne pouvez pas à la fois et en même temps être, par exemple, mort et vivant). Le second, appelé aussi principe de causalité, affirme que chaque chose à sa raison d’être.
Revenons à présent précisément à vous et appliquons rationnellement les deux principes de toute démonstration au simple fait que vous existez. Si vous existez, la raison première de votre existence est l’existence de vos ancêtres au sens ou l’inexistence de l’un d’entre eux aurait aboli en même temps la possibilité de votre naissance et de votre existence. Si votre arrière-grand-père n’avait pas existé, vous n’existeriez pas non plus. Tout cela pour l’instant est fort logique et fort peu vertigineux. Mais suivons la logique et la démonstration jusqu’au bout, et vous vous rendez certainement déjà compte que la chaîne des ancêtres, ou la série des raisons, qui ont mené jusqu’à vous ne peut pas pouvoir s’interrompre à un moment quelconque, car que ce soit votre arrière-grand-père, ou n’importe quels aïeux plus éloignés dans le temps, l’inexistence de l’un interrompt définitivement la série qui mène jusqu’à vous. Votre existence aujourd’hui suppose donc une série qui se développe dans le passé à l’infini. Et la raison commence à éprouver quelque vertige, quand « à l’aide de ces principes, elle s’élève toujours plus haut (comme l’y porte d’ailleurs sa nature), vers des conditions plus éloignées ».
Kant, Critique de la raison pure, préface de la première édition, 1787
« La raison humaine est soumise, dans une partie de ses connaissances, à cette condition singulière qu’elle ne peut éviter certaines questions et qu’elle en est accablée. Elles lui sont suggérées par sa nature même, mais elle ne saurait les résoudre, parce qu’elles dépassent sa portée.
Ce n’est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part de principes dont l’usage est inévitable dans le cours de l’expérience, et auxquels cette même expérience donne une garantie suffisante. A l’aide de ces principes, elle s’élève toujours plus haut (comme l’y porte d’ailleurs sa nature), vers des conditions plus éloignées. Mais, s’apercevant que, de cette manière, son œuvre doit toujours rester inachevée, puisque les questions ne cessent jamais, elle se voit contrainte de se réfugier dans des principes qui dépassent tout usage expérimental possible, et qui pourtant paraissent si peu suspects que le sens commun lui-même y donne son assentiment. Mais aussi elle se précipite par là dans une telle obscurité et dans de telles contradictions qu’elle est portée à croire qu’il doit y avoir là quelque erreur cachée, quoiqu’elle ne puisse la découvrir, parce que les principes dont elle se sert sortant des limites de toute expérience, n’ont plus de pierre de touche. Le champ de bataille où se livrent ces combats sans fin, voilà ce qu’on nomme la Métaphysique. »
Ce vertige peut encore augmenter lorsqu’elle se trouve confrontée à des théories, des expériences ou des observations qui vont à rencontre de ses principes. Aujourd’hui, par exemple, la communauté scientifique s’accorde sur l’existence du « Big-bang », et utilise les télescopes les plus perfectionnés pour avoir des images de la naissance de l’univers. Mais si l’univers commence avec le Big-bang, cela signifie donc que la série dont vous faites partie s’interrompt à un moment ; précisément à cet instant qu’on appelle le Big-Bang. Si l’univers à un commencement, la série s’interrompt nécessairement, et logiquement vous disparaissez ! Pourtant vous restez là et continuez à lire sans même peut-être vous rendre compte que vous remettez en cause, par votre existence, les premiers principes de la logique.
Nous comprenons que nous sommes arrivés à un moment ou la raison « se précipite dans une telle obscurité et dans de telles contradictions qu’elle est portée à croire qu’il doit y avoir là quelque erreur cachée, quoiqu’elle ne puisse la découvrir, parce que les principes dont elle se sert sortant des limites de toute expérience, n’ont plus de pierre de touche ». Et cette obscurité ne caractérise pas une recherche scientifique, mais un débat métaphysique. Cela reviendrait pour nous à être aussi obligé de débattre sur ce qu’il y avait avant le Big-bang ou sur le problème fort complexe de l’aséité. Ce terme désigne l’état d’un être qui existe pour soi-même et par soi-même sans voir son existence assujettie à quelque chose d’autre. Il nous renvoie donc à l’idée d’une cause sans cause ou d’une création absolue – autant d’idées qui n’appartiennent plus au domaine des sciences mais aux domaines de la métaphysique et des religions où toute démonstration rationnelle devient impossible.
La situation tragique de la raison et de ses limites est ainsi dévoilée par Kant : du fait de sa nature, la raison s’interroge sur la condition et la cause des choses ; mais elle ne peut s’interroger sur la cause des causes ou le pourquoi de toutes choses sans aussitôt déraisonner. Son désir est métaphysique1, mais son champ d’application ne peut être que
physique et c’est pourquoi, dans le domaine de la connaissance, elle doit limiter son usage aux phénomènes de la nature dont il est possible de faire l’expérience.
À partir de La critique de la raison pure, il existe donc des problèmes que la raison n’a plus à se poser. Et par là même, Kant limite le champ d’application des démonstrations et des théories au champ de l’expérience possible dans le domaine de la nature. Au-delà de l’expérience possible, empirique, encadrée et définie par les sciences de la nature, il n’y a plus rien qui et que puisse soutenir la raison qui se transforme aussitôt en vaines spéculations. Au-delà de cette limite, Kant dut, affirma-t-il, « abolir le savoir pour laisser place à la croyance »
Vidéo : La raison et le réel : Les limites de la raison
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