La philosophie et son autre : Ambiguïté de l'irrationalisme
Ce dilemme, il n’est pas certain, malgré l’apparence, que l’irrationalisme y échappe mieux que le rationalisme.
Nietzsche, en effet, aurait pu souscrire plus facilement encore que Hegel à l’idée que, « si tout était raisonnable sur la terre, il ne s’y passerait rien ». Sous le nom de « mal », le sage socratique rejette la violence et l’injustice ; du même terme, les simples mortels désignent la souffrance et la mort. Mais la violence et la souffrance font partie de la vie ; les repousser, c’est donc repousser la vie —c’est vouloir le néant. « Nihilistes », c’est ainsi précisément qu’il faut appeler ceux qui, en ne voulant pas ce qui est, veulent ce qui n’est pas. Pour Nietzsche, comme pour Spinoza, la vraie connaissance rend le mal illusoire. La douceur, sans doute, existe, et la dureté, mais en tenant l’une pour un « bien » et l’autre pour un « mal », nous superposons deux abstractions à une infrastructure biologique en elle même indifférente au bien et au mal. L’homme est violent ? L’homme souffre r Cela est certain. Mais il est aussi certain que le jugement moral que nous appliquons à la violence et à la souffrance et qui nous fait dénoncer celles-ci comme des maux n’a pas d’autre fondement que notre propre impuissance à les supporter. Confusion de l’intelligence, le mal est donc surtout faiblesse de la volonté. Contre les partages établis par la morale et par la religion, il s’agit de justifier la vie dans ce qu’elle a « de plus effrayant, de plus équivoque et de plus mensonger ». Amor fati: il nous faut aimer le malheur, il nous faut aimer la guerre, il nous faut aimer la mort et, s’il se peut, les introduire en nous- mêmes — en nous-mêmes et non seulement dans l’histoire universelle. S’incorporer le « négatif», vivre non malgré tout mais par-dessus tout et, là où l’on violente et où l’on souffre, rire, chanter, danser! telle serait, pour un homme qui ne se réduirait pas a un « être théorique », la seule sagesse. Sans la violence et la souffrance, suggère à son tour Ivan Karamazov, la vie manquerait de relief et de profondeur; elle « ressemblerait à un Te Deum interminable »!
Mais celui qui parle ainsi s’accorde-t-il avec Nietzsche ou retourne-t-il contre ce dernier son ironie ? Malignité, malveillance, maladie, malheur : ces mots n’auraient ils qu’une signification métaphorique ? Ne seraient ils précisément que des mots ? Et, s’il faut chercher toujours, derrière les mots, les forces qu’ils déguisent et qui ou bien affirment ou bien nient la puissance de la vie, nous serait-il donné de convertir la négation en affirmation ? Le « surhomme », sans doute, le peut, mais l’homme simplement homme ? Bien plus qu’au serviteur de l’Esprit absolu, c’est au poète de la volonté de puissance que chacun, chaque jour, pourrait, comme Ivan, adresser sa supplique : « Mais moi ? Je souffre, et pourtant je ne vis pas. Je suis l’x d’une équation inconnue .»
Cette équation, comment la résoudre ? Pour le savoir, il importe d’en déterminer d’abord plus exactement les variables.
Si la première est la personne humaine singulière, la seconde n’est autre que le « mal » lui-même : que recouvre exactement ce terme ? ses multiples acceptions peuvent-elles être ramenées à l’unité ? et cette unité, si elle existe, est-elle davantage qu’une unité purement formelle ?Ambiguïté de l’irrationalisme