La philosophie et son autre
« Que Le monde est mauvais, c’est la une plainte aussi ancienne que l’histoire et même que la poésie plus vieille encore », « aussi ancienne que le plus vieux de tous les poèmes, la religion des prêtres1 ». Quand naît la philosophie, depuis longtemps cette plainte s’est répandue sur la terre et l’on peut imaginer qu’elle a été spécialement conçue pour y répondre. Les plus lointains hymnes orphiques appellent l’homme à contempler avec toute la force intelligente de son âme le « verbe divin » et à comprendre que toutes choses sont nées de lui, le jour comme la nuit, le ciel comme la terre, le bonheur comme « la guerre, la peste et les douleurs affligeantes2 ». Que cette compréhension puisse, par elle-même, réconcilier l’homme avec le monde et avec lui-même, c’est ce que supposent de concert le stoïcisme et l’épicurisme : la philosophie est « l’activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse » ; si elle élabore une physique et une logique, c’est pour mieux fonder une éthique : la violence et la souffrance sont infiniment plus importantes pour elle que la théorie du syllogisme et les détours qu’elle s’impose sont à la mesure du problème à résoudre. Et pourtant…
« La philosophie me tue, que le diable l’emporte! » : plus qu’une boutade adressée par l’homme de foi à celui qui met la sienne dans la raison et les principes, la déclaration désabusée de Dmitri Karamazov accuse les difficultés qui attendent celui qui s’affronte conceptuellement à ce problème. Le mal est à la fois, en effet, « la plus considérable provocation à penser » et « l’invitation la plus sournoise à déraisonner’ ». « Rendez-moi mon nez! Rendez-moi mon nez! », criait au Père jésuite qui le confessait un marquis défiguré. « Mon fils », insinua le Père, « tout est réglé par les décrets insondables de la Providence ; un mal apparent amène parfois un bien caché. Si un sort cruel vous a privé de votre nez, vous v gagnez, en ce que personne désormais n’osera vous dire que vous l’avez trop long».
A la question : « qu’est-ce que le mal r », Bayle déjà avait répondu : ce qui « met la philosophie à bout », et aurait pu conclure qu’en cette matière, plus qu’en aucune autre, la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Le nierait on que l’on se laisserait entraîner dans tir de vaines chicaneries » et dans des disputes « qui ne seraient jamais terminées ». Un dialogue imaginaire entre Mélissos et Zoroastre, tous deux «grands philosophes », le convainc que la raison qui veut penser le mal s’empêtre dans des contradictions qu’elle ne peut résoudre et n’est propre qu’à « former des doutes ». A ces doutes, on ne peut opposer selon lui que « le silence avec le bouclier de la foi » : le mal n’est pas un problème mais un mystère. « le n’y comprends rien » ; « je m’en tiens aux faits » ; « en essayant de comprendre, j’altère les faits », insiste Ivan, le plus révolté des trois frères Karamazov