La philosophie doit-elle être populaire
Selon Jacques Bouveresse :
La demande de philosophie n’a jamais probablement été aussi forte, mais c’est de moins en moins aux producteurs spécialisés de philosophie « en gros » que l’on s’adresse pour la satisfaire. […] Les véritables héritiers de Socrate, à ce qu’on dit, ne sont pas ceux qui enseignent la philosophie dans les Universités, mais ceux qui la font à la télévision ou dans les cafés. (1996, p. 19)
La philosophie pratiquée par ceux dont c’est le métier, principalement dans les universités, serait compliquée et ennuyeuse. Surtout, elle n’irait pas à l’essentiel, qui est de dire comment vivre, que ce soit individuellement ou socialement. La philosophie, ce serait avant tout de la morale ou de l’antimorale, l’affirmation de certaines valeurs existentielles ou le renversement des valeurs communes, voire le déni de toutes les valeurs. La philosophie, ce serait aussi de la politique, mais pratiquée au niveau des idées (on dit alors « le politique », ce qui fait plus chic). La philosophie dirait comment les hommes doivent se comporter, non » seulement entre eux, mais quels rapports doivent entretenir les groupes sociaux et les États. La philosophie consisterait ainsi en un débat sur des sujets généraux, la vie, l’amour, la mort, et des questions politiques et sociales, entre gens cultivés. Elle ne supposerait aucune spécialisation, aucune technicité, seulement la force des pensées et la puissance de l’écriture.
Même sans partager la conviction que la philosophie peut et doit être pratiquée de façon scientifique
On peut difficilement contester, dit Jacques Bouvriisse, qu’au moins certaines branches de la philosophie, qui sont, justement, les plus fondamentales, ne soient pas en bonne santé, si elles ne sont pas abstruses, arides et abstraites. C’est un point sur lequel, me semble-t-il, un philosophe ne devrait pas avoir plus à s’excuser devant son public qu’un mathématicien ou un physicien devant le leur. (1996, p. 24)
Quand on ne comprend pas un mathématicien ou un physicien on admet que c’est par manque de connaissances. On ne se sent pas non plus autorisé à débattre avec lui si on ne dispose pas d’un minimum de connaissances dans son domaine. On lui accorde aussi le bénéfice d’une compétence un peu rare, ou en tous cas, pas si facile que cela à acquérir. Mais si on ne comprend pas un philosophe, c’est de sa faute : il ne fait pas ce qu’on est en droit d’attendre de lui. Et de toute façon, rien n’est requis pour débattre avec lui et contester ce qu’il dit (ou l’approuver). Or la philosophie exige des compétences spéciales: une connaissance de l’histoire de la philosophie, mais aussi celle d’un état des questions dans la philosophie contemporaine et la maîtrise de certains outils logiques et conceptuels. Et il n’y a rien d’élitiste à le dire. Pas plus que dans le cas des chimistes ou des physiciens. C’est plutôt une façon de se garantir contre la sophistique et le « n’importe quoi » brillant mais creux.
Rien ne prouve que la philosophie puisse si facilement que cela prendre la forme du forum, du débat à bâtons rompus, du café philosophique, voire du «goûter» philosophique. C’est aussi sans doute que, comme le dit encore Bouveresse, suivant en cela Leibniz, « les questions et les discussions qui sont importantes dans la philosophie n’ont pas nécessairement besoin pour rester importantes de l’être également en dehors d’elle » (1996, p. 27). L’idée que la philosophie doit être intéressante et ouverte à tous, aussi serinée soit-elle dans les médias, appartient au bêtisier contemporain. L’énoncé des problèmes philosophiques chatouille souvent l’esprit et amuse. Mais dès qu’on va au-delà de cette entrée en matière, que l’on commence vraiment à les analyser, à envisager des thèses rigoureusement formulées, à argumenter, à contre-argumenter, bref à travailler un peu sérieusement, l’ennui s’installe. Et c’est normal. La philosophie est difficile, d’une rentabilité cognitive souvent faible, ardue, complexe. Il n’y a aucune raison pour que des foules s’y adonnent. La popularité de la philosophie est généralement mauvais signe.
La médiatisation de la philosophie conduit inévitablement à une fausse identification de la philosophie avec les problèmes de société. Faut-il participer aux jeux Olympiques dans un pays non démocratique? Faut-il accepter le foulard islamique? Les jeux électroniques rendent-ils les enfants violents? Ce sont les sujets mu lesquels on invite les philosophes à s’exprimer. Mais on ne leur demandera pas si l’élément ultime de la réalité est la substance ou l’évènement, si les propriétés esthétiques surviennent ou non sur les propriétés non esthétiques, si les théories scientifiques sont incommensurables entre elles, s’il peut y avoir des possibles réels, ou si les qualités vécues sont réductibles à des états physiques. C’est pourtant sur ces sujets-là qu’ils auraient quelque chose à dire. Toutefois, leurs réponses, bonnes ou mauvaises, plausibles ou non, ne seraient pas immédiatement intelligibles, et leur seul intérêt serait d’être discutées, pas d’être avalées tout cru, sur le mode prophétique.
Que valent les arguments philosophiques?
Un argument mathématique correct convainc n’importe quelle personne capable de le suivre. En revanche, quand Descartes dit que pour penser, il faut être, et que si je pense, alors j’existe en tant que chose pensante, cet argument, qui se tient pourtant, est loin d’avoir convaincu tous ceux qui pourtant le comprennent, comme le fait un argument qu’on peut alors dire «contraignant».
Voici un passage de Sartre, dans L’Imaginaire :
Toute conscience est conscience de part en part. Si la conscience imageante d’arbre, par exemple, n’était consciente qu’au titre d’objet de la réflexion, il en résulterait qu’elle serait, à l’état irréfléchi, inconsciente d’elle-même, ce qui est une contradiction. Elle doit donc, tout en n’ayant d’autre objet que l’arbre en image et n’étant elle-même objet que pour la réflexion, enfermer une certaine conscience d’elle-même. (1940, p. 30)
Cela a l’air d’un argument, avec des prémisses et une conclusion introduite par un « doit » et même un « donc ». Auparavant il y a une formule conditionnelle en « si…, alors… ». On a cependant du mal à saisir pourquoi si la conscience n’est consciente d’elle-même qu’au titre d’objet de la réflexion, alors à l’état irréfléchi, elle est inconsciente d’elle-même et il y a alors une contradiction. Qui a jamais prétendu que si je n’ai pas conscience de voir un arbre (être une conscience imageante d’arbre), alors je suis une conscience inconsciente d’elle-même? Pour que ce soit contradictoire, encore faut-il que ce soit simplement intelligible. Surtout, Sartre fait comme si tout son raisonnement était impliqué par sa première affirmation : toute conscience est conscience de part en part. Toutefois, celle-ci est déjà insuffisamment claire pour que l’on puisse en tirer la conclusion introduite par le « donc » à la fin. Pourquoi parler de la conscience comme de quelque chose ? Quelqu’un peut être conscient de quelque chose, mais alors y a-t-il quelque chose, la conscience, qui serait conscience de part en part? Cependant, cet « argument philosophique » n’est pas si mauvais que cela, disons, pour un argument philosophique. On trouverait mieux, mais aussi bien pire. Et Sartre fait l’effort que d’autres ne font pas, de donner ses raisons.
On peut alors se demander à quoi servent les arguments philosophiques si on ne peut finalement pas dire s’ils sont corrects ou non, et s’ils admettent autant d’imprécision et d’approximation. Cela ne justifie-t-il pas qu’on renonce à argumenter en philosophie au profit de modes d’écriture plus proches de la littérature ou, en tout cas, d’une façon spécifiquement philosophique de présenter des idées, qui n’aurait pas à s’imposer des normes logiques strictes. C’est ce que pensent et mettent en pratique bien des philosophes continentaux, surtout parmi ceux qu’on dit « postmodernes ».
Toutefois, on peut aussi se demander si l’impossibilité pour les arguments philosophiques d’avoir ce caractère imparable des arguments logiques et mathématiques, d’être contraignants, justifie qu’on y renonce et doit encourager à philosopher sans argumenter. Un argument philosophique consiste souvent à donner des raisons à l’intérieur d’un contexte philosophique. On y admet le sens de certains termes, certaines façons de poser les problèmes, en faveur d’une thèse que la plupart des gens, parfois, admettraient volontiers. Mais ils seraient aussi incapables de donner la moindre justification, même relativement à un contexte. C’est alors que le philosophe intervient. Si ses arguments ne sont pas contraignants, on peut cependant les contrôler, les discuter.
Leur rejet n’est jamais un adieu définitif; on en a vu renaître de leurs cendres. Leur acceptation n’implique pas qu’ils soient indiscutables, et les meilleurs finissent par rencontrer un esprit subtil qui jette sur eux une ombre inquiétante.
Notez que, dans bien des cas, croire ou ne pas croire sans avoir d’arguments philosophiques ne constitue nullement un grossier préjugé et une sorte de honte intellectuelle. Jules croit que les choses autour de lui existent indépendamment de lui. Il trouverait ridicule qu’on exige de lui à cet égard des raisons sous la forme d’arguments au sujet de la nature de la perception, en fonction d’une analyse de ce que veut dire « réel » ou en critiquant les philosophes pour lesquels nous n’avons accès qu’à nos propres idées. C’est très bien; il n’y a rien à reprocher à Jules. Pourtant, en philosophie, est-ce suffisant?
Certains arguments donnent des raisons de penser que les choses autour de nous n’existent pas indépendamment de nos esprits et il existe aussi des arguments en faveur du contraire. Cela signifie que les arguments philosophiques s’adressent avant tout à ceux qui connaissent un certain contexte philosophique dans lequel leur évaluation est possible. Ce contexte est souvent artificiel. Les philosophes n’ont pas à s’en excuser. C’est leur activité qui implique cela. Elle consiste souvent à réfléchir au sujet de ce qui va de soi, à juste titre, à tout un chacun, et même aux philosophes quand ils ne sont pas de service. Par exemple, si l’on accepte certains présupposés phénoménologiques au sujet de la conscience, l’argument de Sartre est, sinon irréprochable, du moins envisageable. Mais ces présupposés-là n’ont de sens que dans un contexte philosophique. En revanche, pour qui pense que la prémisse « Toute conscience est conscience de part en part » est une formule obscure, l’argument ne vaut pas grand- chose. Mais dire que la formule est obscure est aussi une affaire de philosophie. Et il peut aussi y avoir des arguments en faveur de l’acceptation d’un certain contexte philosophique; ce n’est pas totalement gratuit. Mais les arguments philosophiques, outre qu’ils ne sont pas contraignants, supposent toujours un contexte où ils peuvent être admis. Et ces contextes ne sont pas ceux qui nous sont les plus familiers. Ne serait-il pas alors préférable de partir, même en philosophie, de ce que la plupart des gens accepteraient, plutôt que d’une formule comme «Toute conscience est conscience de part en part», qui n’irait certainement pas de soi la plupart des gens? C’est possible. Les philosophes du sens commun l’affirment. Cependant, il n’est pas sûr que ce soit toujours possible, ni même souhaitable si l’on désire mettre en évidence certains problèmes qui ne vont vraiment pas de soi.
Un philosophe qui croit en l’argumentation choisira en général de s’adresser à un auditeur ou à un lecteur idéal, comprenant les prémisses qui conviennent à son argument – même s’il ne les accepte pas. Cela nous permet de déterminer avec une certaine précision ce qu’est un bon argument philosophique, et donc un bon argument pourtant non contraignant. Pour Peter van Inwagen: Un argument en faveur de p est correct s’il conduit à la croyance que p un public d’agnostiques idéaux [un agnostique au sujet de p ne croit ni à la vérité ni à la fausseté de p], dans des circonstances idéales, ce qui suppose la présence d’un opposant idéal à la croyance que p. (2006, p. 47)
Le bon argument en philosophie, lorsqu’il est passé au crible de la critique d’un opposant idéal lui aussi, convainc un auditeur ou un lecteur idéal. Les arguments philosophiques, s’ils ne sont jamais contraignants comme les arguments logiques ou mathématiques, peuvent cependant, dans un contexte argumentatif spécifié, posséder une réelle valeur justificative ou critique. Ce n’est déjà pas si mal.