La logique dans l'histoire de la philosophie
Il est téméraire de se prononcer, sans caricature, sur des siècles d’histoire de la pensée. Tentons cependant l’exercice, tout en demandant au lecteur de prendre ce récit avec un peu de recul, voire d’ironie. Il est indispensable, cependant, afin de comprendre la situation actuelle.
Commençons avec la philosophie chez les Médiévaux. Dès qu’on parle de ce sujet, le risque d’anachronisme est grand. L’étudiant en philosophie de l’Université de Paris au XIIIe siècle et Etudiant(e) d’aujourd’hui n’ont pas grand-chose à voir, leurs univers intellectuels étant très différents. On peut cependant constater qu’avant Descartes, les études de philosophie et de théologie, et toute étude sérieuse en général, commencent par un apprentissage de la logique. Pas plus que l’étudiant en philosophie d’aujourd’hui n’a beaucoup en commun avec le futur clerc qui fréquente la montagne Sainte-Geneviève dans le Paris médiéval, la logique d’alors n’est pas identifiable à la discipline formelle post-frégéenne. Au Moyen Âge, la logique (logica vêtus) a d’abord été l’étude de textes d’Aristote, les Catégories et L’Interprétation, ainsi que de I’lsagoge de Porphyre (il s’agit d’un commentaire des textes d’Aristote cités précédemment). Boèce fera, lui aussi, de tels commentaires, et bien d’autres encore. À partir du milieu du XIIe siècle, des traités d’Aristote nouvellement redécouverts, les Premiers Analytiques, les Réfutations Sophistiques, les Topiques, puis plus tardivement, les Seconds Analytiques, composent la logica modernum. C’est une théorie des termes (du langage) et des conséquences (des arguments). Au cœur de l’organisation des études se trouvent les sept arts (disciplines) libéraux, divisés en trivium, les arts du langage, et en quadrivium, quatre sciences mathématiques. Les arts du trivium sont les arts « triviaux », la grammaire, la rhétorique et la logique. Chaque étudiant doit nécessairement les pratiquer, car prévaut la thèse selon laquelle la logique nous est indispensable pour atteindre, par le raisonnement correct, la vérité.
Que se passe-t-il alors avec Descartes, tout particulièrement ? Pour le comprendre, il convient de lire les Règles II et X des Régies pour la direction de l’esprit. Descartes n’avait rien contre l’émulation intellectuelle comprise dans ce qu’il appelle la dialectique, et que nous appellerions la logique. Mais, il la rejette comme méthode propre de la métaphysique et de la philosophie, au profit de l’exemplarité des mathématiques. Ce que Descartes retient alors des mathématiques est essentiellement le rôle que peut y jouer une saisie intuitive de la vérité, particulièrement en géométrie. Présenter l’évidence mathématique comme idéal cognitif revient à contester la valeur des méthodes formelles de la logique. Finalement, le contrôle d’une argumentation ne peut guère être qu’un aspect supplétif de l’essentiel : l’évidence à laquelle on parvient par une conversion de son esprit, au terme d’une ascèse cognitive que le Discours de la méthode ou les Méditations métaphysiques décrivent. La pensée de Descartes a fait l’objet de bien des critiques aux xviieet XVIIIe siècles. Cependant, le rejet de la logique comme méthode privilégiée, au profit d’un rôle décisif de l’évidence, a profondément marqué la philosophie à partir de cette époque. Leibniz constitue à cet égard une glorieuse exception. Le lien qui unit Frege et la philosophie analytique en général au philosophe de Hanovre est à cet égard significatif. Ce qui importe est une tendance générale, cartésienne et anti-leibnizienne, au rejet des méthodes formelles et des contrôles de la valeur logique des arguments. Cet anti formalisme se perpétue jusqu’à Frege et aux philosophes qui, comme Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein, Rudolf Carnap, les philosophes de l’école polonaise de Lvov-Varsovie, et généralement les philosophes analytiques, ont moins compté sur l’évidence intuitive, la méthode supposée des mathématiques, que sur l’analyse du langage et le contrôle logique des arguments.
Si cette façon de raconter les choses est correcte, alors, le rejet de la logique, comme propédeutique et outil pour la philosophie, de l’analyse du langage et de la théorie des conséquences, est une parenthèse dans l’histoire de la philosophie. Globalement, cela représente deux siècles dans une longue histoire. En France, au xxe siècle, ce rejet des méthodes formelles et de la logique subsiste, même si l’évident alisme cartésien a été délaissé. L’opinion que la logique est stérile, qu’elle n’est pas la méthode de la pensée authentique, que le philosophe peut s’en passer, continue à prévaloir. Le véritable penseur possède un don, un « ingenium». De nouveau, l’introduction du livre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? Est à cet égard significative. L’analyse logique, indiquent Deleuze et Guattari, comme l’épistémologie, la linguistique ou même la psychanalyse sont, pour la philosophie, des rivaux «insolents», «calamiteux». Ce qui leur est globalement reproché (car ce qui l’est exactement reste obscur), c’est de s’attaquer à la liberté de pensée du philosophe créateur de concepts. C’est une rupture avec la tradition philosophique, qui a fait de la logique l’instrument de la philosophie (ce que veut dire «organon», le nom donné aux traités d’Aristote traitant, au sens large, de questions de logique). Le rejet de la logique témoigne d’une cécité totale à l’égard de ce qui a eu de l’importance en philosophie au xxe siècle. S’agissant de philosophes censés être sensibles à leur époque, et dont la pensée philosophique repose, prétend-on, sur la capacité d’en saisir le sens profond, cette cécité est surprenante.