La crise de la symbolisation : Les maux sans les mots
Il faut se demander d’ailleurs plus généralement si, quelles qu’en soient les causes, quelles que soient aussi les circonstances particulières dont il dépend, le mal n’a pas toujours par lui-même le pouvoir de suspendre l’appartenance de l’individu à la communauté et de déchirer le maillage symbolique qui unit chacun à lui-même et à tous les autres. La souffrance, avant tout, en témoigne : elle est l’expérience du désert. Il n’y a, pour elle, ni projet ni monde communs. L’espace partagé où s’échangent des significations, où se nouent des contrats, où se constitue la culture et où s’accomplit l’histoire, perd par son fait sa consistance. Le mythe et le symbole offrent sans doute a l’homme un langage qui lui permettra parfois de renouer le fil brisé du temps, de retrouver une place dans le monde et de mieux supporter la souffrance ; mais ce mot : souffrance, désigne avant cela l’événement même de la brisure, de l’exil et de la révolte ; il dit d’abord l’épuisement des réserves de sens contenues dans ce langage.
De cet épuisement, encore une fois, témoigne la plainte. Entendre le langage de la plainte, ce n’est pas seulement inverser le cours d’une tradition qui subordonne la souffrance à la faute, c’est encore constater les limites de l’intelligence narrative, une fois enregistrées celles de l’intelligence spéculative que déploient les grands systèmes métaphysiques, Des limites sont à la fois d’ordre théorique et d’ordre pratique ou existentiel ; d’une part, elles sont celles des grands mythes inventés par le génie des peuples pour tenter de donner une signification générale au mal humain ; d’autre part, elles s’appliquent aux récits singuliers que construisent ici et maintenant les individus pour surmonter les discordances de leur expérience vécue. Leur addition explique l’échec auquel se trouve parfois confrontée la psychanalyse, si l’on entend par là l’effort de narration accompli par un sujet pour coordonner les événements de sa vie et pour en chercher la caution auprès d’un tiers qui incarne l’ordre anonyme de la société et de la culture. Il existe des maux que n’atténuent pas les mots et que définit leur pouvoir .Les maux sans les mots