La consistance
La raison principale d’accorder à la logique une place prépondérante dans le cursus des études de philosophie c’est l’importance que les philosophes ont donnée à la notion de vérité – au moins jusqu’à une époque récente. Se demander si elle importe vraiment, ce qui est l’une des caractéristiques de toute une partie de la philosophie moderne (Nietzsche) et contemporaine « Qu’est-ce qu’être postmoderne ? »), c’est mettre aussi en question la valeur de la logique pour la philosophie. La consistance logique – pour le dire simplement, le fait de ne pas se contredire – ne constitue pas une garantie de se maintenir dans le vrai, mais la contradiction apparaît en revanche comme l’indice qu’une de nos pensées est fausse. Or, si l’une de nos pensées est fausse, c’est que nous nous représentons mal quelque chose. Dès lors, si la consistance ne garantit pas la vérité, puisque des croyances fausses, prises ensemble, peuvent ne pas être contradictoires, l’inconsistance est une garantie de l’erreur. La logique nous donnerait ainsi des moyens de rechercher les défauts de consistance. Ils ne nous sautent pas aux yeux, sauf dans les cas faciles où nous disons manifestement une chose et son contraire. Généralement, nous devons traquer l’inconsistance : nous examinons ce que certaines affirmations impliquent, et nous pouvons nous apercevoir qu’elles impliquent le contraire de ce que nous pensons vrai. C’est ainsi que la logique semble utile en philosophie. Elle nous donne les moyens d’opérer des déductions ou, plus généralement, des dérivations d’une ou de plusieurs propositions, vers une ou d’autres propositions, qu’elles impliquent. La logique nous permet ainsi de voir plus loin les conséquences de ce que nous tenons pour vrai.
On pourrait presque définir ainsi la philosophie: voir les conséquences éloignées de ce que nous tenons pour vrai. Supposons que, dans un domaine A, on adopte la thèse T1, et que dans le domaine Z, on adopte la thèse T5. La logique permettrait de nous apercevoir que ces deux thèses, tenues pour vraies, sont incompatibles. Dès lors, à moins que l’on puisse montrer que la différence de domaines justifie de maintenir l’incompatibilité des deux thèses, il faudra rejeter T1, T5, ou les deux. Souvent, T1 et T5 n’apparaissent pas immédiatement ou directement incompatibles. On doit s’apercevoir que T1 dans le domaine A implique T2 dans le domaine F, qui implique T3 dans le domaine H, qui implique T4 dans le domaine U, qui implique T5 dans le domaine Z. Et c’est seulement à la fin qu’on s’aperçoit de l’incompatibilité de T1 et de T5.
Prenons un exemple. Le cogito cartésien appartient au domaine de la métaphysique, tel, au moins, qu’il est compris par Descartes, comme recherche sur les fondements de notre connaissance. Or, il implique une thèse dans le domaine de la sémantique (au sujet du rapport du langage à la réalité): la signification des termes que nous utilisons pour décrire nos états mentaux se trouve dans notre esprit. La règle d’usage des termes mentaux serait privée; elle n’impliquerait rien d’autre qu’un rapport de l’esprit à lui-même. Or, la notion de règle privée est contradictoire. Si j’applique tout seul une règle, je n’ai aucun critère pour savoir si je l’applique correctement ou non, je ne peux faire la différence entre appliquer la règle et croire que je l’applique (voir éclairage n° 12, «L’argument du langage privé et le mythe de l’intériorité »). Mais l’on pourrait aussi défendre le cogito cartésien contre une telle critique en montrant qu’il n’implique pas cette thèse sémantique au sujet de la signification des termes mentaux. Ou bien, que, même s’il l’entraîne, cela n’implique pas la notion absurde de règle privée, ou encore que cette notion n’est pas si absurde que cela. Le propos n’est pas ici de savoir si le cogito cartésien est pertinent, mais de montrer le rôle que joue en philosophie la capacité, grâce à la logique, d’aller loin dans les implications de nos thèses philosophiques, afin de nous assurer de la consistance de notre pensée, comme garantie que nous ne sommes pas dans l’erreur. Quand une thèse métaphysique a des conséquences en matière de sémantique et de philosophie du langage, sommes-nous prêts à les assumer? Et, de même, quand une thèse en philosophie de l’esprit à des conséquences métaphysiques, sommes-nous prêts à les accepter? Tel est le rôle fondamental de la logique en philosophie: nous assurer de la consistance de nos différentes affirmations.
Pourquoi ce rôle de propédeutique à la philosophie, dévolu à la logique, a-t-il été très largement contesté, principalement à partir de Descartes? Pourquoi Gilles Deleuze et Félix Guattari, par exemple, dénient-ils à la logique toute valeur pour la philosophie? Comment est-il possible que tout un courant de la philosophie au XXe siècle ait systématiquement rejeté la pertinence du recours au formalisme logique, voire l’ait jugé antiphilosophique, pendant que l’autre, dans une large mesure, faisait de la logique la base de la réflexion philosophique ?