Épistémologie des vertus et éthique des croyances
Pour le sceptique, nos croyances sont incapables de satisfaire des critères de justification épistémique exigeants. Ce dernier pense que nous sommes ordinairement laxistes dans la justification épistémique. Une insatisfaction épistémologique en découle avec plus ou moins de force. Elle a ses slogans : « Tout ce que je sais c’est que je ne sais rien », « Que sais-je ? ». Un philosophe fondationnaliste (comme Descartes, Locke ou Kant) prétend parvenir à donner des critères de la justification épistémique : clarté et distinction des idées chez Descartes, proportionnalité entre évidence disponible et degré de croyance chez Locke, vérifiabilité empirique chez Kant. Le fondationnaliste entend répondre au sceptique. Cependant y parvient-il jamais? Le projet épistémologique des philosophes modernes, jusqu’à Russell et au- delà, s’identifie à une entreprise d’examen de la valeur épistémique de nos croyances. Cependant, depuis les années 1980, certains philosophes développent une épistémologie qui, par bien des aspects, rompt avec la recherche des normes de la croyance légitime et de réponse à la question du fondement de la connaissance.
Est-ce nos croyances qui sont justifiées, ou nous qui croyons quelque chose avec confiance? Ce n’est pas la même chose. L’épistémologie de la vertu est née du changement consistant à ne plus mettre l’accent sur les croyances, mais sur les personnes qui croient, les croyants si l’on veut. On s’intéresse alors moins aux caractéristiques d’une croyance justifiée l’indubitabilité ou la vérifiabilité, par exemple) qu’aux qualités de caractère de celui qui connaît. C’est une chose de demander ce qui fait la légitimité ou la fiabilité des idées, des croyances ou des propositions; c’en est une autre de s’interroger sur la fiabilité des personnes qui ont des idées, qui croient ou pensent quelque chose, et sur la confiance qu’elles ont en elles-mêmes. Quel genre de personne devons-nous être pour que nos croyances soient garanties et que notre confiance soit bien placée ? Tenir cette dernière question comme la plus fondamentale en épistémologie revient à modifier nettement la façon dont les philosophes modernes comprennent cette discipline philosophique.
L’épistémologie peut être conçue comme une éthique des croyances, une réponse à la question de savoir si l’on a le droit de croire telle ou telle chose. Par exemple, mon lecteur a-t-il le droit de croire qu’il lit ce livre? A-t-il le droit de croire vivre au XXIe siècle ? A-t-il le droit de croire que le soleil est au centre de l’univers? A-t-il le droit de croire que par deux points pris hors d’une droite on ne peut faire passer qu’une seule parallèle à cette droite? Toutefois, la discussion sur notre droit pourrait n’être qu’académique. Nous échangerions le genre d’arguments que l’on trouve plus haut dans ce chapitre. Mais s’il s’agit de croire que le dernier album des Foo Fighters est excellent? De croire que Dieu existe ? Qu’il nous aime ? Cette fois, le débat risque d’être plus vif et les noms d’oiseaux vont bientôt voler. « Quoi, mais c’est du « gros rock », cela n’a aucune valeur esthétique, ce n’est pas beau, dira l’un. » « Dieu ? Tu ne crois tout de même pas qu’il existe. C’est ridicule. Et même irresponsable. Car de combien de malheurs le fanatisme religieux n’est-il pas la cause directe?» Dans la perspective d’une épistémologie des vertus, ce qui importe n’est plus alors de savoir si la croyance que Dieu existe est acceptable, par exemple, mais si quelqu’un qui croit que Dieu existe adopte une attitude épistémique inacceptable. L’éthique des croyances ne porte plus alors sur des caractéristiques des croyances. Elle se rapproche de l’éthique en mettant l’accent sur des comportements, des attitudes, de manières de faire, des habitudes, des vices et des vertus. (Qu’elle s’en rapproche ne signifie pas qu’elle en soit.)
L’épistémologie des vertus est le parallèle, pour la vie intellectuelle, de l’éthique des vertus, après sa renaissance, dans les années 1960, dans les travaux d’Elizabeth Anscombe, de Peter Geach et d’Alasdair Mclntyre, et elle l’a inspirée. Une éthique des vertus s’oppose à une éthique des règles. Dans la seconde, un acte est moral s’il dépend d’une règle ou d’un impératif. Pour Kant, cet impératif est catégorique, c’est-à-dire il ne souffre d’aucune condition empirique. Par exemple, on ne peut pas mentir, jamais, parce que c’est une conduite qui n’est pas univerbalisable. La règle morale par excellence est d’agir de telle façon que la maxime qui règle l’action puisse être élevée en loi universelle. Une éthique des règles s’attache ainsi à déterminer quelles sont les règles dont le respect constitue la norme morale de tout acte humain. Une éthique des vertus ne porte pas sur les actes, mais sur l’agent ou la personne qui agit. C’est la moralité de la personne qui fait celle de ses actes. La moralité d’une personne tient à ses qualités de caractère, comme la justice, le courage, la tempérance, et d’autres. La bonne question morale n’est donc plus « Quelles actions dois-je faire ? », mais « Quelle sorte de personne dois-je être?». Les concepts privilégiés ne sont pas ceux de devoir, d’obligation, d’impératif, mais de vertu, d’excellence, de bien, de confiance. Le mensonge est prohibé non pas parce qu’il n’est pas universalisable, comme pour Kant, mais parce qu’il témoigne du caractère vicieux du menteur.
Une épistémologie des vertus pense la vie épistémique sur le modèle de la vie morale dans l’éthique des vertus. Ce qui importe, ce ne sont pas des règles épistémiques dont le respect garantirait la justification des croyances. La bonne vie morale, pour l’éthicien des vertus, est l’accomplissement de ce qui est le meilleur en nous, nos vertus morales. Cet accomplissement réalise notre nature humaine – nous assure la meilleure vie possible. De même, la bonne vie épistémique serait la réalisation de notre nature humaine rationnelle à travers l’exercice de vertus épistémiques, comme, par exemple, l’ouverture d’esprit, le courage intellectuel, une forme de tempérance propre à l’activité intellectuelle.
Pour Christopher Hookway :
Une épistémologie des vertus peut décrire notre pratique de l’évaluation épistémique et clarifier son vocabulaire fondamental sans donner un rôle central à la connaissance et à la justification. (2006, p. 297)
Car le premier rôle est dévolu aux vertus exercées par les personnes. L’épistémologie actuelle devient ainsi différente de ce qu’elle fut pendant une partie du XXesiècle. Les impasses dans lesquelles nous a semble-t-il conduit une épistémologie centrée sur la connaissance et la justification pourraient être dépassées. Surtout, l’épistémologie n’est plus uniquement la réponse au défi sceptique, comme elle semble l’être depuis Descartes. Elle n’est plus une théorie de la justification épistémique, mais une enquête sur les qualités de caractère garantissant notre prétention à mener une vie épistémique bonne. C’est moins la définition de la connaissance qui importerait que la description des formes préférables de vie épistémique, celles par lesquelles la nature humaine se réalise.
Cependant, le risque n’est-il pas grand alors d’aboutir à un prêchi-prêcha épistémologique ? Au lieu de critères clairs et précis de la connaissance véritable, nous aurons une exhortation épistémologique. On accorderait ainsi des bons points à ceux qui adoptent une attitude épistémique conforme. On dira qu’il faut avoir l’esprit ouvert, mais sans se disperser, être intellectuellement sobre mais sans devenir obtus, être tenace dans ses convictions mais sans excès. On peut toujours le dire… Sans critères, sans normes, sans règles épistémiques, l’épistémologie des vertus est-elle autre chose qu’un discours édifiant? En quoi faire porter l’accent sur les qualités des personnes, plutôt que sur des critères de la connaissance, nous assure-t-il vraiment une voie plus sûre en épistémologie ? Pourquoi chasser le concept de connaissance de sa place centrale ?
Aussi dubitatif qu’on puisse être au sujet de cette réorientation récente de l’épistémologie, elle redéfinit nos attentes en ce domaine. L’épistémologie jusqu’alors visait à fournir une théorie de la connaissance, de la rationalité, de la justification, des normes épistémiques. « Théorie de la connaissance » traduit la notion de Wissenschaftslehre, d’esprit kantien. C’est toujours ce qu’est la philosophie de la connaissance pour de très nombreux philosophes. Mais dans la nouvelle conception, l’influence est aristotélicienne (Zagzebski, 1996). Cependant, il s’agit moins d’une référence à des textes précis d’Aristote, qu’à certaines idées: l’importance des vertus, bien sûr, mais aussi celle d’un perfectionnement de soi, d’un plein développement de la nature humaine dans l’exercice de la rationalité et de la connaissance. L’épistémologie décrit alors des attitudes intellectuelles possédant une valeur épistémique parce qu’elles sont susceptibles, mieux que d’autres, de favoriser notre épanouissement intellectuel, la réalisation de notre pleine rationalité. Si l’on définit l’être humain comme un animal rationnel – à défaut d’être originale, cette définition ne semble pas si mauvaise – alors le plein développement de ses capacités rationnelles est la réalisation de sa nature.
Des questions comme celles de savoir pourquoi nous devons préférer savoir et pourquoi désirer la vérité deviennent centrales. Autrement dit, c’est la connaissance et la compréhension comme valeurs qui importent. C’est aussi l’émotion, comme catégorie cognitive, comme mode de compréhension, qui devient une notion importante – ce qui aurait été inimaginable dans le cadre d’une «théorie de la connaissance». En un sens, ce sont certaines questions auxquelles beaucoup de philosophes postmodernes s’intéressent qui pénètrent alors dans la philosophie de la connaissance. Cependant, en général, les philosophes postmodernes ont eu tendance à tenir la volonté de savoir et le désir de vérité comme des caractéristiques de nos illusions métaphysiques et d’un appétit de maîtrise et de pouvoir. Dans l’épistémologie des vertus, c’est tout le contraire. Les vertus épistémiques sont des conditions indispensables au plein développement de notre nature, à notre perfectionnement, à la fois cognitif et, en un sens, moral. En ce sens, l’épistémologie et la métaphysique de la personne humaine s’interpénètrent. C’est alors aussi l’une des formes que prend la renaissance contemporaine de la métaphysique.
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